C'est avéré: les poches de jeans pour femmes sont plus petites que celles des hommes. C'est Marie Kirschen, journaliste chez BuzzFeed travaillant sur l'égalité hommes - femmes, qui en a fait le triste constat.

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A l'occasion d'une enquête visant comprendre la raison d'une telle injustice vestimentaire, la journaliste a parcouru des magasins de la grande distribution, interrogé des vendeurs, ainsi qu'une spécialiste de l'histoire genrée des habits. Le lecteur comprend, en fin d'article, que si les femmes ont des poches plus petites, c'est sans doute que cela arrange bien les vendeurs de sacs.

"On m'a dit de me suicider"

L'enquête est publiée le 19 février. Quelques heures plus tard, le harcèlement de Marie Kischen sur Twitter commence. "On m'a dit que j'étais conne, que c'était ridicule de faire un article sur ça, explique-t-elle à L'Express. On m'a dit de me suicider. J'ai énormément eu de notifications sur Twitter, à tel point que je n'ai pas pu utiliser le réseau social normalement tout l'après midi et que j'ai dû passer mon compte en privé pendant plusieurs jours."

Marie Kirschen insultée sur Twitter

Marie Kirschen insultée sur Twitter

© / twitter

Beaucoup de journalistes, particulièrement exposés sur les réseaux sociaux, sont habitués aux commentaires désobligeants. Mais le harcèlement subi par l'auteure de l'article est sans commune mesure. "Je savais que j'allais recevoir des remarques négatives. L'égalité est une thématique clivante sur Twitter. On sait que ça peut arriver de recevoir des messages pas très sympas. Mais je ne m'attendais pas à des insultes aussi virulentes, et aussi nombreuses," déplore-t-elle.

Marie Kirschen avait déjà reçu des messages du même type, après un article sur le cyberharcèlement, justement. "J'avais juste mis le titre de l'article et le lien sur Twitter, sans aucun commentaire. On m'a traité de 'sale pute', on m'a dit de retourner faire la cuisine."

Menacée de viol après un article sur les forums anti-féministes

Journaliste sur le site de LCI, également spécialisée dans les thématiques de genre, Anaïs Condomines a vécu un véritable enfer, au début de l'année 2017. Après avoir publié une enquête sur les raids anti-féministes du forum de jeux vidéo jeuxvidéo.com, elle est la cible d'attaques en tous genres. "Ce que j'ai eu à subir a dépassé toutes mes attentes, confie-t-elle à L'Express. J'ai vécu quatre jours d'une grande violence."

D'abord, c'est l'explosion de mentions sur Twitter. Puis un "topic" est créé exclusivement sur elle sur le forum de jeux vidéo. "Il y avait des menaces, des insultes, des menaces de viol, de mort. Et aussi des insultes plus banales, la 'pute' classique." Les "trolls" tentent de hacker une quinzaine de fois son profil Twitter, et l'inscrivent sur de nombreux sites pornographiques. Au final, la journaliste décide de bloquer tous les comptes malveillants. Plus de 150.

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Un article sur l'agression sexuelle de Soraya Riffi - l'intermittente avait été embrassée sur le sein, contre son gré, par le chroniqueur de Touche pas à mon poste Jean-Michel Maire- lui avait déjà valu pas mal de messages dégradants. "On venait me voir en message privé pour me dire que cette jeune femme n'aurait pas dû s'habiller comme ça. Et que nous étions toutes les deux des 'putes'. J'avais alors signalé les messages à Twitter et Pharos, mais il n'y a eu aucune suite."

"Mais vous n'avez rien de mieux à faire?"

"Pute", voila une insulte qui revient pour le moins souvent chez les journalistes interrogées. C'est normal, selon Marie-Anne Paveau, professeure en sciences du langage à l'université Paris XIII, qui a remarqué, dans "l'affaire des poches" trois catégories de violences verbales.

"Ce sont des paradigmes très construits. Il y a le paradigme de la folie du type 'vous êtes délirante', le paradigme sexuel 'classique', du type 'Je vais te violer' (on éradique donc la victime en la violant) et le paradigme antisémite. Un internaute a par exemple demandé à Marie Kirschen si elle était juive. Je veux bien qu'on m'explique le rapport."

Johanna Luyssen, qui écrit sur le droit des femmes depuis 2009, estime que la violence surgit surtout quand il s'agit de sujets du quotidien. "La taxe tampon, la féminisation des mots, ou même les règles, ces sujets suscitent des haines tenaces, explique-t-elle à L'Express. On sort régulièrement le même argument: 'Mais vous n'avez rien de mieux à faire?'"

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Marie Kirschen confirme. A chaque fois ou presque, certains lecteurs lui reprochent de s'intéresser à des sujets dérisoires. "Mais mon but est de montrer que si cela peut paraître anodin, cela en dit beaucoup sur ce que c'est d'être une femme ou un homme aujourd'hui. Et le fait que les gens réagissent, cela montre que c'est un sujet."

"La taxe tampon, l'IVG, le délit d'entrave, les touchers vaginaux non consentis... Autant de sujets qui paraissent anodins et qui sont, pour certains, la preuve de l'inutilité du féminisme ", déplore Anaïs Condomines."

Comment sublimer le "troll"

Si l'anonymat du web encourage les harceleurs, le réseau facilite aussi la présence du discours féministe, relativise Marie-Anne Paveau. "Il y a dix ans, les féministes étaient encore un peu marginales. Aujourd'hui, le discours féministe occupe le terrain. Il y a toute une jeune génération de femmes diplômées et militantes, qui ont accès au mode de diffusion de leur discours, pour peu qu'elles soient journalistes ou universitaires."

Selon la professeure, Twitter et Facebook donnent ainsi la possibilité aux victimes de harcèlement de faire des insultes quelque chose de plus constructif. "Ca s'appelle la 'resignification'. Cela permet de récupérer la charge insultante et d'en faire quelque chose de positif. La blogueuse Klaire fait Grr a par exemple publié un livret des insultes reçues par des militants anti-IVG. Grâce aux ventes, elle a pu verser 14 000 euros au planning familial. La YouTubeuse 'Solange te parle', elle, a préféré lire les commentaires haineux à son chien."

"Ca ne me donne pas envie d'arrêter d'écrire"

Ces démarches, sans doute thérapeutiques, sont toutefois difficiles à mettre en oeuvre lorsqu'on ne souhaite pas être exposé. Anaïs Condomines essaie de son côté de "se blinder". "Il faut être prêt à s'en prendre plein la tronche. Mais on ne s'y habitue pas. Dans mon cas, on avait aussi retrouvé des images de mes proches pour en faire un mème... Après, heureusement, la communauté féministe de Twitter est très présente, j'ai aussi reçu beaucoup de petits messages gentils. Et puis mon article avait entraîné d'autres enquêtes, donc rien que pour ça, c'est chouette."

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Un tel harcèlement, quasi quotidien, peut-il, à terme, décourager ces journalistes? "Si ce genre d'épisode se reproduit, j'avoue que je ne sais pas si je continuerai à signer mes articles," réfléchit Anaïs Condomines.

"Le problème de l'insulte, c'est qu'elle vient cueillir, comme ça, un peu par surprise, juge Johanna Luyssen. Il y a des jours où ça glisse. D'autres où on le prend plus mal. C'est comme un petit soufflet. Mais heureusement, ça ne me donne pas envie d'arrêter d'écrire pour autant."

La clé reste, peut-être, de bien se protéger. "Passer mon compte en privé a bien aidé à stopper le flot d'insultes", assure Marie Kirschen.

"Avant, j'étais complètement ignorante en la matière, raconte Anaïs Condomines. Quand le harcèlement a commencé, j'ai fait un gros nettoyage sur Facebook, j'ai passé mes réseaux sociaux en privé. J'ai même regardé des tutos. Et j'ai vérifié que mon adresse n'était pas dans les pages jaunes. Par chance, elle n'y était pas. Sinon, je ne suis quand même pas sûre que je serais rentrée chez moi."

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