Le directeur de casting James Scully est une figure respectée de l’industrie de la mode, autant pour ses collaborations professionnelles que pour ses tentatives de réformer et réguler un milieu où le traitement des mannequins bascule souvent dans le cruel et l’abusif. Lors d’une table ronde organisée à la fin 2016 par le magazine Business of Fashion, il avait prévenu : s’il était encore témoin de harcèlement, de cruauté ou de discrimination, il n’hésiterait plus à balancer les noms publiquement.
C’est exactement ce qu’il s’est passé, le 28 février, en plein début de la Fashion Week de Paris. Dans un texte publié sur son compte Instagram, James Scully a donné, comme promis, des noms : la maison de couture Lanvin et deux directeurs de casting pour Balenciaga, Maida Boina et Rami Fernandes.
« Plusieurs agents, dont certains sont noirs, m’ont dit qu’ils ont reçu pour ordre de Lanvin de ne pas leur présenter de femmes de couleur », écrit-il. Il s’attarde plus sur le cas des deux directeurs de casting, des « serial maltraiteurs » qui auraient, lors d’un récent casting, « fait attendre 150 filles dans les escaliers en leur disant qu’il fallait qu’elles y restent trois heures et qu’elles ne pouvaient pas partir » :
« Comme à leur habitude, ils sont partis déjeuner et ont éteint les lumières des escaliers (…) ; les filles ne pouvaient s’éclairer qu’avec la lumière de leurs portables. Ce n’était pas seulement sadique et cruel, mais dangereux. Plusieurs des filles avec qui j’en ai parlé ont été traumatisées. »
Le poids de James Scully peut se mesurer à l’aune de la portée de son post. Ce dernier est devenu viral, d’abord dans la sphère « mode » d’Instagram, avant d’atteindre le grand public. Les plus de 1 200 commentaires rattachés étaient des messages de félicitation, d’encouragement pour avoir dit ce que beaucoup savaient, mais dont personne ne voulait parler trop fort par peur de ne plus travailler. Des smileys en forme de cœur pour avoir brisé une omerta.
L’espace commentaires du post est devenu un exutoire : des dizaines d’anciens ou actuels mannequins, femmes et hommes, confirment les dires de Scully et racontent les abus subis lors des castings dirigés par les deux directeurs.
Alexander Wolf, un mannequin allemand, se rappelle « avoir attendu entre cinq et sept heures. Ils gardent votre book et vous voulez le récupérer, vous n’avez pas le job. » On retrouve tout au long de milliers de réactions des variantes du message de la mannequin russe Tatiana Kovylina – « Merci ! Enfin ! Maida maltraitait les filles depuis des années. » Peu d’entre elles évoquent la surprise – de l’existence de telles pratiques, de leur banalité. La majorité expriment leur soulagement de les voir ainsi projetées sur la place publique.
« Je voulais lancer une conversation, j’ai l’impression d’avoir fait exploser la maison »
James Scully a revêtu le costume de lanceur d’alerte, car il « a vu le niveau de cruauté dans ce milieu s’intensifier lors des six ou sept dernières années ». Il savait que des détails d’abus précis rendus publics, et surtout mis à côté de noms de grandes marques, auraient des conséquences rapides et concrètes, surtout en pleine Fashion Week :
« Balenciaga fait partie de Kerring. C’est une entreprise publique et ces maisons doivent savoir ce que les personnes qu’elles embauchent font en leur nom avant qu’un procès bien mérité ne leur tombe dessus. »
Quelques heures après la publication du post, Balenciaga annonçait le renvoi expéditif des deux directeurs de casting mis en cause, promettait « des changements radicaux dans le processus de casting » et s’excusait « auprès des agences de mannequins qui ont été affectées par cette situation en particulier ». Maida Boina, elle, démentait des accusations « inexactes et calomnieuses » et accusait James Scully « d’avoir travesti les faits pour son propre avancement personnel ». La maison Lanvin a également démenti toute discrimination et regretté des allégations « complètement fausses et sans fondement ».
Ayant visiblement dépassé l’idée de préserver une carrière où il aurait eu peur de se mettre à dos des gens qu’il méprise, Scully en a remis une couche, une fois que la poussière est retombée :
« Ce que Maida et Rami font, ils le font depuis longtemps. C’est le roi et la reine de la maltraitance. Des filles m’ont raconté que certaines d’entre elles ont dû attendre si longtemps, sans eau ou nourriture, qu’elles ont commandé une pizza, et Maida est sorti en criant et en les traitant de porcs. »
Interrogé par Vogue, il semblait un peu dépassé par la dimension cathartique qu’a prise son post dénonciateur. « Je voulais lancer une conversation et ouvrir une porte, j’ai l’impression d’avoir fait exploser la maison », dit-il.
« Quelqu’un a été pointé du doigt. Personne ne pensait qu’on le ferait, que ce soit moi ou un autre. Maintenant, les filles ont une voix. Je pense qu’il faut continuer. Les agents ont été tout aussi malmenés par ces gens. »
James Scully se décrivait la semaine dernière comme « l’homme le plus aimé et le plus détesté de Paris en ce moment ». Il est heureux de voir que « les gens sont en train de perdre leur peur » et qu’il existe « un élan qui nous permet de travailler ensemble pour faire quelque chose qui apportera vraiment du changement » dans les coulisses de l’industrie de la mode. En bas de son post, il demandait à ses lecteurs et lectrices : « Continuez à partager vos histoires avec moi, et je continuerai à les partager pour vous. »
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