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Agriculture : les paysans français, "la fin d’un monde"
NICOLAS MESSYASZ/SIPA

Agriculture : les paysans français, "la fin d’un monde"

Entretien

Propos recueillis par

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A l’heure où les agriculteurs subissent une crise gravissime que le Salon de l’agriculture n’aura guère mise en lumière, replonger dans leur histoire apparaît comme une nécessité : c'est ce que fait Eric Alary, mêlant la rigueur des statistiques à l’émotion des témoignages, et brisant un certain nombre de mythes. Marianne a rencontré l'historien.

Aucun autre groupe social n’a fait face à une telle succession de bouleversements : les paysans français ont vécu l’enracinement de la République entre survivances de l’Ancien régime et prémisses de modernité, des guerres mondiales qui les ont touchés de façon distinctes, puis une marche forcée vers le progrès suivie du choc de la mondialisation. Issu du monde rural et installé en Touraine, Eric Alary, spécialiste d’histoire sociale, dépeint* avec précision cette paysannerie si hétérogène, qui souffre depuis longtemps d’un manque de considération. Entretien.

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Par quels mécanismes ce groupe très hétérogène et coutumier de siècles de monarchie s’est-il fondu aussi rapidement dans la République ?

Gambetta parlait de « construire une République en sabots ». Il fallait donc capter l’électorat paysan, plutôt favorable à l’ordre qu’incarnaient l’Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet, etc. En plus de généraliser le français dans les 8 381 communes où l’on ne parlait qu’en patois, les maîtres républicains ont labouré le terrain culturel, habituant les paysans à partager le temps de leurs enfants entre l’école et le travail saisonnier ; avant 1914, des familles résistent encore, mais dans l’entre-deux-guerres, tous sont convaincus que leur avenir passe par l’école, dont ils apprécient les bénéfices. Le service militaire de deux puis trois ans a sorti aussi les jeunes hommes de leur village. Certains sont revenus en ayant atténué ou supprimé leur accent, ce qu’on a pu leur reprocher, parfois à coups de poings. A la ferme, le sol de la cuisine était en terre battue, l’électricité ne s’étendra que dans l’entre-deux-guerres, à l’inverse de l’eau courante, déjà développée. La presse qui arrive dans les campagnes parle aussi du progrès et suscite beaucoup d’intérêt. Mais dans les montagnes, les paysans en sont loin. De fait, la République s’est ancrée dans une France rurale. Dans les années 1930, une minorité a rallié les « chemises vertes » d’Henri Dorgères, ou le colonel de La Roque.

Les paysans semblent s’être toujours sentis peu respectés.

Balzac et Zola ont donné d’eux une image assez déplorable. Avant 1914, on retrouve un sentiment d’infériorité dans les rares témoignages laissés par des paysans, et le mot de « paysan » a pris lui-même une tournure péjorative. Mais la Grande Guerre va changer les choses car tous ont conscience d’avoir payé l’impôt du sang, quand ceux qu’ils appelaient les « sales ouvriers » avaient été rappelés du front en tant qu’affectés spéciaux. Les paysans regardent ainsi d’un mauvais œil ce groupe social qui monte. Ils craignent d’être oubliés par les politiques. En 1910, les trente-six députés issus du monde paysan sont d’ailleurs de gros céréaliers ou de puissants betteraviers du nord. Il y a eu une grève très importante dans le bassin parisien en 1919, et un autre mouvement de grande ampleur en 1936, effacé des mémoires par les piquets de grève dans les usines. Dans l’intervalle ont éclaté des grèves partout en France, comme celle des bucherons dans le Berry, des viticulteurs de différentes régions, toujours mobilisés contre la baisse des prix.

Le maréchalisme que l’on prête sans nuance au monde paysan est-il une survivance de la propagande vichyste ?

Sans doute. Avec son idéologie « travail, famille, patrie »... et « paysannerie », Pétain entendait leur parler : en 1940, la France vient juste de devenir majoritairement urbaine. Il essayait donc de récupérer cette population de droite, traditionnellement conservatrice – aussi parce que le socialisme et le communisme n’ont pas su s’adresser à eux. Pétain promet aux paysans une revanche contre ce monde qui a défendu la IIIe République, et qui aurait apporté la « dégénérescence morale et physique ». Ce faisant, Pétain, resté un homme du XIXe siècle, fait une mauvaise analyse politique : tous les paysans ne sont pas dans cette logique, (la campagne tourangelle était par exemple profondément radicale-socialiste), et la Résistance pourra compter sur leur engagement. Après la guerre, le paysan est néanmoins vu comme celui qui a rempli ses bas de laine aux dépens de citadins affamés. Les archives du Crédit agricole montrent qu’une partie des paysans a effectivement accumulé des liquidités mais d’abord parce que la période ne se prêtait guère aux dépenses. Les paysans achetaient encore peu d’objets extérieurs à leur monde. Et lorsqu’ils faisaient du marché noir, beaucoup n’augmentaient guère les prix...

L’essor de l’agriculture française date des années 1950, qui correspondent selon vous à « la fin d’un monde », marquée par l’entrée sur l’économie de marché, la Politique agricole commune, une relative prospérité mêlée à des tensions croissantes. S’inscrit-on dans cette continuité ?

Les deux décennies qui suivent la guerre ont généré des années de grande liberté. En dépit de grosses variations du prix du lait et des premiers blocages routiers en 1953, les jeunes paysans poussaient leurs aînés à acheter des machines. A partir de 1950, la France est autosuffisante en blé et la modernisation profite de diverses initiatives, comme l’Institut national de recherche agronomique, créé en 1946. Mais pour les paysans, la Communauté économique européenne est au début très abstraite. De Gaulle poussera aussi à une remise en question, afin d’assurer la prospérité de l’agriculture française, et la faire entrer dans une économie productiviste. Sur un plan humain, les paysans en paient le prix, puisque l’Etat pousse à la disparition des petites et moyennes exploitations pour faire émerger de grandes unités, etc. Ces mesures, comme les indemnités de départ, sont très mal vues, car perçues comme une expulsion. Mais ceux qui restent profitent bientôt de la mise en place de la PAC. Même si celle-ci a suscité du scepticisme et un grand nombre de manifestations dans les années 1960 et 1970, beaucoup de paysans ont été séduits par une institution qui garantit les prix, permet de dégager de meilleurs revenus, et d’accéder au progrès, comme les citadins.

Ces dix dernières années, 500.000 exploitations ont fermé. Comment juger la crise actuelle ?

C’est la plus grave de l’histoire contemporaine. La France est devenue très rapidement la première agriculture en Europe, et la deuxième du monde... Mais après avoir soutenu les paysans, Bruxelles les lâche. Dans le même temps, les hommes politiques ont toujours eu du mal à choisir, dans leur discours et pour des raisons électoralistes, entre le modèle intensif qui s’est imposé et le modèle traditionnel des exploitations plus réduites. Depuis les années 1960, une agriculture productiviste fait disparaître la société paysanne, mais cohabite avec un très grand nombre d’exploitations de 25 à 50 hectares difficilement rentables : l’agriculture française est intégrée à un système mondial qui exige par exemple d’un éleveur d’avoir 400 à 500 vaches plutôt qu’une centaine comme autrefois.

Mais cette agriculture-là est néfaste sur un plan social, écologique, sanitaire. Comment les paysans perçoivent-ils cette réalité ?

Les paysans d’aujourd’hui sont préoccupés par leur santé. Parmi eux, on trouve de nombreux cas de décès, d’infertilité, de maladies orphelines ou d’enfants atteints de malformations, vraisemblablement à cause d’engrais chimiques. Il manque d’ailleurs une étude globale sur la question... Et chaque année, des centaines d’agriculteurs surendettés qui travaillent à perte se suicident. Beaucoup voudraient produire du bio, mais avec quel argent ? Le nombre d’exploitations bio a augmenté de 137 % en dix ans, et les subventions sont très sollicitées. Une forte demande existe. A côté, l’économie de l’agriculture intensive, qui regroupe les intermédiaires, l’industrie agro-alimentaire, la grande distribution, les producteurs de semences, d’engrais et de produits chimiques, provoque des dégâts considérables. N’est-ce pas le moment pour tout repenser ? C’est aux Français d’agir, de privilégier les circuits courts, car le lobby des gros paysans, la FNSEA et l’industrie agro-alimentaire freinent cette tendance... Nous devons changer nos mentalités et les modèles de consommation. Les Français sont mûrs, mais il faut que l’Etat appuie massivement cette évolution.

*L’histoire des paysans français , d’Eric Alary, Perrin, 376 p., 23,90 €

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne