Média indépendant à but non lucratif, en accès libre, sans pub, financé par les dons de ses lecteurs

ReportageAnimaux

A Tokyo, la vogue des cafés à hiboux ne fait pas le bonheur des oiselles

La popularité des cafés exhibant des chouettes et des hiboux est en pleine expansion au Japon. Au prix de la souffrance de ces rapaces maltraitées.

A l’occasion de la Journée des droits des femmes, Reporterre se met au féminin. Car la règle de grammaire française qui fait que « le mas­cu­lin l’emporte sur le féminin » relève d’une application dans le champ lin­guis­ti­que d’un certain sexisme. Pour ce 8 mars, nos articles ont donc tous été écrits selon la règle « le féminin l’emporte sur le masculin ».


  • Tokyo (Japon), reportage

Après les chiennes et les chattes, les hiboux et les chouettes [1]. Se familiariser avec ces rapaces aux grands yeux, une tasse de café à proximité et un smartphone à la main pour se prendre en selfie : tel est le concept des cafés à hiboux, qui se multiplient au Japon ces dernières années. À ce jour, on en compte au moins une trentaine rien que pour le centre de Tokyo, selon l’association Animal Rights Center.

Les caractéristiques physiques des hiboux et des chouettes — les Japonaises ne font pas de distinction entre les deux — correspondent parfaitement au concept du « kawaii », l’expression japonaise voulant dire « mignon ». « Elles ont des yeux grands ouverts, et elles sont rondes comme des boules de poils », s’enthousiasme Mitsuko Kojima, responsable du Fukurou No Ie (la « maison des hiboux », en japonais), un café situé dans le centre de la capitale du Japon.

Inspirés par le concept de café animalier qui existait déjà et par Hedwige, la chouette offerte comme cadeau d’anniversaire à Harry Potter, les premiers cafés à hiboux ont ouvert leurs portes vers 2012. La popularité de ces cafés surmédiatisés et prisés également des touristes ne cesse depuis de monter.

« Les retours de clientes sont très positifs » 

Ainsi, au Fukurou No Ie, une dizaine de clientes, japonaises, mais aussi étrangères, se pressent autour d’une vingtaine de rapaces dans un espace d’environ 30 mètres carrés. Aucune de ces oiselles, nées chez des éleveuses, n’a jamais connu la forêt. On compte une quinzaine d’espèces de hiboux et de chouettes originaires de toutes les régions du monde, comme Ptilopsis leucotis (petite-duchesse à face blanche), Bubo bengalensis (grande-duchesse indienne), Strix aluco (chouette hulotte) et Tyto alba (chouette effraie, ou dame des clochers).

Une quinzaine d’espèces de rapaces sont représentées, dont les chouettes hulottes (à gauche) et les grandes-duchesses indiennes (à droite).

Dans le café de Kojima, la plupart des clientes se prennent en photo avec les rapaces, probablement pour gagner quelques « j’aime » sur les réseaux sociaux. Elles ont même le droit de les caresser et de les mettre sur leur épaule. « C’est la première fois que je fréquente ce genre de café, mais les oiselles sont toutes très choux ! Je ne pensais pas que l’on pouvait avoir cette proximité avec elles », se réjouit Kanako Miyazaki, l’un des clients, avec un hibou perché sur son bras.

Les touristes également fréquentent le Fukurou No Ie.

« On a ouvert ce café en 2012 pour faire savoir combien les hiboux et les chouettes domestiquées sont mignonnes. Au début, il y avait moins de concurrence, et on avait environ 100 clientes par jour. Ce chiffre s’est réduit de moitié parce qu’on a de plus en plus de cafés de ce genre », explique Kojima. « Les retours de clientes sont très positifs. Elles ne cessent vraiment de répéter “choux” et “mignonne” », continue-t-elle.

« Éviter qu’elles ne fientent devant les clientes » 

Pas sûr, pourtant, que les oiselles ressentent le même plaisir que les clientes. Toutes attachées par une corde à leur perchoir, elles ne peuvent pas se déplacer au-delà d’un cercle d’une dizaine de centimètres de diamètre. Impossible non plus pour elles de boire de l’eau librement. Pour cela, il faut qu’elles patientent jusqu’à ce que Kojima vienne leur donner un coup de pulvérisateur, ou tout simplement qu’elles attendent la fermeture du café. Privées de liberté, certaines des chouettes et des hiboux essaient d’arracher leur corde. « C’est vrai que l’histoire de la domestication de ces oiselles n’est pas aussi longue que celle de chattes et de chiennes, reconnaît Kojima. Mais ce sont des oiselles qui ont grandi avec des êtres humains et elles sont habituées aux caresses. On leur accorde aussi des pauses pour qu’elles ne se fatiguent pas », se défend-elle.

Une cliente et une chouette effraie.

Dans la majorité des cafés à hiboux, les conditions de vie des rapaces sont identiques à celles du Fukurou No Ie. « Ces oiselles sont des cousines du faucon. Elles ont donc un bec et des griffes puissantes qui peuvent blesser des personnes. D’où la nécessité de les attacher en permanence », explique Fumiko Sato, de l’association Animal Rights Center, qui milite contre les cafés à hiboux depuis 2015. « Souvent, les propriétaires de café ne laissent pas les oiselles boire librement de l’eau. C’est pour éviter qu’elles ne fientent devant les clientes », continue-t-elle.

Alors, peut-on vraiment domestiquer les hiboux et les chouettes, comme le dit la gérante du café Fukurou No Ie ? Les hiboux et les chouettes, qui ont pour la plupart comme habitat naturel une forêt profonde, peuvent-elles vraiment s’adapter à vivre dans un espace aussi petit, éclairé en permanence et fréquenté par des êtres humains ?

« Une maltraitance animale absolue »

Sur la première question, les expertes sont divisées. « C’est vrai que, certaines oiselles montrent parfois des gestes qui pourraient être interprétés comme des gestes d’affection », explique Manabu Abe, ornithologue et spécialiste des rapaces. Pourtant, selon Kent Knowles, président de Raptor Conservancy of Virginia, cité par l’organisation environnementale états-unienne National Audubon Society, les hiboux et les chouettes sont « très indépendantes » par nature et « ne deviennent jamais un animal de compagnie ». Malgré cette divergence, les deux spécialistes sont d’accord pour dire que les conditions imposées aux oiselles dans les cafés relèvent d’une « maltraitance animale absolue », comme le dit Abe. « C’est vraiment cruel de condamner ces volatiles à vivre dans un espace aussi réduit et cloisonné », insiste fermement Abe, outré. « De surcroît, les propriétaires de ces cafés laissent des personnes qui ne savent rien des oiselles les toucher comme elles veulent ! Imaginez vivre ça à la place des rapaces ! C’est insupportable ! » continue-t-il.

Les oiselles sont attachées en permanence.

C’est donc peu de dire que les conditions de vie sont très stressantes pour les oiselles. Ce que confirme Miwa Tanaka, une ancienne employée d’un café à hiboux, qui a accepté de se confier à Reporterre sous un nom d’emprunt. Elle y a travaillé pendant un an, période durant laquelle elle a vu sept oiselles mourir l’une après l’autre. « Dans le café, la propriétaire laissait les clientes tripoter les rapaces pendant une dizaine d’heures, sans repos, se souvient-elle. Elle ne les emmenait même pas chez la vétérinaire alors que les oiselles ne cessaient de tomber malades », poursuit-elle. N’ayant pas pu supporter moralement cette situation, elle a fini par quitter son travail en 2016.

Les produits dérivés de la Maison des hiboux.

Malgré des pratiques douteuses, ce genre d’établissement reste légal. Les cafés animaliers sont encadrés par la loi sur la protection et le bien-être des animaux, mais celle-ci n’impose pas de critère chiffré à respecter en fonction de l’espèce concernée, comme la fréquence et la durée de pause, la taille de la cage, et l’intensité de l’éclairage. « Comment voulez-vous qu’il y ait de réglementation stricte avec une loi aussi floue ? C’est absolument insuffisant, déclare Sato. Les cafés à hiboux devraient tous fermer leurs portes. Le concept ne tient absolument pas au regard des droits de l’animal. » Son association, Animal Rights Center, réclame d’ailleurs la fermeture de ces cafés. Elle a lancé une pétition en ce sens et pour introduire des critères juridiques plus respectueux des droits de l’animal. Animal Rights Center a déjà récolté plus de 52.000 signatures et va les présenter prochainement au gouvernement de la ville de Tokyo et au ministère de l’Environnement.

Fermer Précedent Suivant

legende