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Billet de blog 6 mars 2017

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Politique de l'image. Les artistes et l'Affaire Dreyfus

Alors que les images sont devenues omniprésentes dans l'espace public, voici un livre qui donne des ressources pour penser l'image, l'art et la politique: "Les artistes et l'affaire Dreyfus 1898-1908" (Seyssel, Champ Vallon, 2010) de Bertrand Tillier.

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Le livre de Bertrand Tillier offre une étude politique de cette histoire de l'art, fondée sur une documentation originale: oeuvres d'art, dont les estampes politiques publiées dans les journaux de combat, comme  l'antidreyfusard Psst...! et le dreyfusard Le Sifflet, livres, écrits, cartes postales, brochures, mémoires et souvenirs, placards.

Illustration 1
Bonapartiste, catholique et antisémite, le général de Pellieux a fait partie des officiers opposés à la révision du Conseil de guerre de 1894 qui avait condamné le capitaine Dreyfus. Dessin intitulé "Les fruits de l'apaisement" tiré du Reueil factice d'estampes et de caricatures relatives à l'affaire Dreyfus 1895-1902 publié par John Grand-Carteret. Source: gallica.bnf.fr © Pépin

Le livre met en évidence deux contradictions qui structurent le champ artistique au tournant du XXe siècle et qui semblent, à première vue, actuelles dans les relations entre art et politique: peu d'oeuvres font de l'Affaire leur sujet alors que l'Affaire elle-même devient un terrain de lutte par l'image; enbsuite, des artistes qui balancent entre élitisme culturel et engagement politique.

L'Affaire Dreyfus (1894-1899) a été un moment de polarisation politique qui a marqué un tournant dans l'histoire de la France mais aussi, nous montre Bertrand Tillier, dans celle du champ artistique. Les artistes de l'éqoque n'échappent pas à la force d'attraction de cet événement fondateur. Peu d'entre eux font le choix de maintenir leur neutralité. La majorité prend parti; elle mobilise son art dans un usage politique, ce qui fait naître, comme chez les savants, un questionnement sur le rôle et le statut des intellectuels dans la cité.

Pourtant, cet engagement n'aboutit pas à une mise au service de l'art au politique. Au contraire, Bertrand Tillier montre que l'Affaire permet de renforcer l'autonomie des artistes au sein du champ politique. C'est donc ainsi qu'apparaît dans le débat public contemporain une "figure sociale hautement paradoxale - singulière et emblématique, élitiste et citoyenne" (p. 19), ce qui n'est pas sans rappeller la figure de l'intellectuel autonome intervenant de manière spécifique en politique aujourd'hui, loin des "intellectuels engagés" des années 1920-1970 au cours desquelles l'engagement était synonyme d'un embrigadement à des partis et des doctrines.

Bertrand Tillier a le mérite ensuite de montrer comment l'Affaire est investie par les artistes au cours de la décennie qui suit la naissance proprement dite de l'Affaire Dreyfus (1898-1908). Les artistes s'affrontent dans l'espace public à coup de gravures, dessins, caricatures, estampes et couleurs à l'air du temps de cette fin de siècle. Guerre d'images, l'Affaire Dreyfus imprime ainsi durablement sa marque dans l'imaginaire des cultures politiques françaises.

Illustration 2
Mise en scène des menaces qui pèsent sur la république: l'armée et l'Eglise alliées avec les nationalistes, les antisémites et le militarisme. "Les républicains de toute nuance sont prêts à recevoir la bande". Dessin de Pépin repris dans le Recueil factice d'estampes et de caricatures relatives à l'affaire Dreyfus 1895-1902 publié par John Grand-Carteret. Source: gallica.bnf.fr. © Pépin

Il s'ensuit que le livre de Bertrand Tellier offre un grand intérêt pour penser la lute politique par l'image; pour actualiser cet héritage dans les luttes contemporaines, d'autant plus que la révolution numérique transforme l'espace public et institue une centralité des images politiques (cf. le "nouvel espace public" analysé par Dominique Cardon). Plus spécifiquement, l'art politique dreyfusard permet de penser à l'image politique (dessin, caricature, estampe, gravure) comme une ressource précieuse ouvrant de nouveaux possibles dans l'opinion et dans la prise de conscience des enjeux, et non pas comme simple outil de propagande qui martèle un credo dans les esprits. Inutile de rappeller la méfiance des gauches françaises envers l'image en politique: source de tromperie, de manipulation, de propagande, mais rarement pensée comme ressource de pensée politique. Loin de ces impasses de "l'art engagé" postérieur, dont celui du "réalisme socialiste", les artistes dreyfusards qui s'engagent dans la bataille allient leurs préoccupations propres d'artistes à leur parti pris politique, en refusant de choisir leur intervention en tant qu'artiste ou en tant que militant, et en intervenant simultanément suivant les deux registes mais d'un seul geste.

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