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Libération
«Libé des réfugiés»

La conversion paradoxale des talibans au culte de l’image

Après avoir banni toute utilisation de films, photos et vidéos en Afghanistan au nom de la charia, le mouvement fondamentaliste a fini par se les approprier à des fins de propagande.
par Sediqa Dowlat, Documentariste afghane
publié le 6 mars 2017 à 18h26

L’une des images les plus marquantes qui restent de l’ère des talibans est sans doute la scène de l’incendie des archives du cinéma afghan où on les voit sortir les bobines de films de leurs boîtes, en faire une petite montagne et y mettre le feu. Au début de leur ascension en Afghanistan (qu’ils contrôlent de 1996 à 2001), des rumeurs circulaient partout, disant qu’un groupe d’étudiants des écoles coraniques du sud de l’Afghanistan attaquait et brûlait les magasins de vente et de location de films et de musique. Personne n’accordait beaucoup d’importance à ces actions qu’on considérait alors comme de la propagande politique. Mais quand les talibans prirent le pouvoir, l’une de leurs premières actions fut de mettre en place la police de la charia. La principale mission de cette organisation était de lutter contre les actes considérés illégaux par la loi islamique.

Paganisme. Le cinéma a sans aucun doute été perçu comme un symbole anti-islam puissant, une porte au sein même de la société vers la corruption des mœurs et la prostitution. Très rapidement, les salles ont été fermées et les machines permettant la reproduction et la diffusion des films ont disparu ou ont été reléguées au fin fond de caves obscures. Les talibans considéraient la capture d'images d'êtres vivants comme une reproduction de la création divine, un signe ultime de paganisme et de mécréance. Sans les photos de passeports et les livrets de familles rendus nécessaires, les photographes mobiles qui prenaient des photos d'identité en noir et blanc avec leurs vieux appareils dans les bâtiments administratifs auraient disparu eux aussi. C'est pourquoi la décennie durant laquelle les talibans ont régné est l'une des époques les plus pauvres en images d'archives en Afghanistan. Malgré tout, quelques fragments de cette époque ont survécu, des images avec lesquelles les talibans pensaient pouvoir propager la terreur.

Parmi les premières images de l’arrivée des talibans à Kaboul, il y a le film de l’exécution, en septembre 1996, du docteur Najibullah, l’ancien président du régime communiste qui s’était réfugié au bureau local de l’ONU. La diffusion de la vidéo de son cadavre et de celui de son frère, pendus à une tour de contrôle avec les poches pleines de billets, a eu l’effet d’une bombe et a montré combien les talibans étaient déterminés à défendre leur idéologie.

La plupart des cinémas ont été transformés en centres militaires ou policiers - même si beaucoup étaient déjà en ruines à cause de la guerre civile. Regarder un film ou la télé était interdit. Seule la radio nationale rebaptisée Radio Charia avait l’autorisation d’émettre des programmes religieux et la propagande des talibans. Les lecteurs de DVD ainsi que les paraboles de satellites étaient rapidement réquisitionnés, détruits ou volontairement enfouis sous terre par leurs propriétaires qui avaient bien compris que posséder un moyen de regarder des images animées pouvait leur coûter la vie.

Stratégie. Avant les talibans, regarder un film était un luxe. C'est devenu l'une des actions les plus subversives. La nuit, à l'abri des regards, ceux qui en avaient les moyens déterraient leur télé et leurs DVD. Et tandis que tous les rideaux étaient tirés pour que la moindre lumière ne puisse passer et que d'autres tenaient la garde, ils regardaient un film.

Le 11 septembre 2001 et l’attaque des Américains contre les talibans ont mis l’Afghanistan sous le feu des projecteurs du monde entier. De nombreux films ont été réalisés pour raconter l’histoire de la légendaire prise de pouvoir des étudiants des écoles coraniques et les souffrances infligées au peuple afghan.

L’arrivée de la communauté internationale et des nouvelles technologies d’information et de communication ont poussé les talibans, cachés au fond des grottes dans les montagnes, à revoir leurs positions par rapport à l’image et à la vidéo. Pour montrer à leurs disciples qu’ils étaient toujours présents et actifs, ils n’ont eu d’autre choix que de réaliser et de diffuser des vidéos de leurs actions, dérogeant ainsi à leur opposition à l’image. Progressivement, les réseaux sociaux et les chaînes YouTube ont été abreuvés de petites vidéos mais aussi de longs films de propagande des talibans, mettant en scène leur pouvoir persistant.

Ces vidéos tournent habituellement autour de trois axes. D’abord, elles sont la preuve de leur existence. Il est indispensable pour les talibans de montrer à leurs partisans ainsi qu’à leurs ennemis qu’ils sont toujours là, que l’abandon du pouvoir n’est qu’une stratégie et qu’ils reviendront prochainement. Ces vidéos mettent en scène des patrouilles militaires partout dans le pays et un certain sens de l’organisation. Le deuxième objectif est de montrer leur pouvoir et de quoi ils sont capables. Par exemple, ils filment les attentats suicides ou les opérations militaires, les diffusent ensuite en DVD ou sur les réseaux sociaux pour terroriser leurs ennemis et montrer qu’ils ont intégré les dernières méthodes militaires. Le troisième genre de vidéos porte sur les instructions et les cérémonies religieuses.

Butin. Toutes ces vidéos ont pour objectif d'attirer de nouvelles recrues mais elles sont aussi un moyen, pour les groupes dispersés qui n'ont plus de contact avec la direction des talibans, d'envoyer des messages aux autres groupes, au gouvernement ou à la communauté internationale. Ce changement paradoxal de position vis-à-vis de l'image et de la vidéo est en contradiction totale avec la vision religieuse des talibans. Pour justifier l'utilisation de vidéos, ils mettent en avant une vision opportuniste de la charia, considérant l'image comme un butin de guerre qu'ils doivent utiliser contre les ennemis et les traîtres. Aujourd'hui, les talibans ont même une cellulemédiatique très bien organisée avec des unités de production, des équipements pour filmer et faire du montage, des moyens de diffusion et de distribution.

Traduit du farsi dari par Bahman Banafsheh Afshan.

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