[Article initialement publié le 24 février 2017]

DIE ZEIT Monsieur Geissler, combien de temps pouvons-nous consacrer à cet entretien ?

KARLHEINZ GEISSLER Le temps qu’il faudra. Je ne prends jamais plus d’un rendez-vous par jour. D’ailleurs, je n’aime pas prendre de rendez-vous.

L’année 2016 a été riche en événements : Trump, le Brexit, le virus Zika, la tentative de coup d’État en Turquie, la bataille d’Alep, des attentats à Orlando, Bruxelles, Nice, Munich, Berlin. Est-il possible que tout devienne plus rapide, que le temps file ?Non. La vitesse du temps ne change pas. Le temps est toujours le même. C’est nous qui le remplissons de plus en plus. Il y a quelques années, pour les informations, il y avait la télévision et la radio. Aujourd’hui, avec les smartphones – WhatsApp, Facebook, Twitter – nous sommes en permanence submergés de nouveaux événements. L’information devient de plus en plus dense et notre temps aussi. 

L’espérance de vie a doublé en Allemagne au cours des cent trente dernières années. Dans le même temps, la durée légale du travail s’est réduite. Les temps de trajet ont diminué : les trains vont plus vite, nous prenons l’avion. Nous ne cessons de gagner du temps, mais nous en avons de moins en moins. Comment est-ce possible ?Nous ne cessons de fourrer de plus en plus de choses dans notre quotidien, c’est ce qui fait que nous manquons de temps. Nous n’avons pas trop peu de temps mais trop de choses à faire.

Mais, au fait, qu’est-ce que le temps ?Le temps est à l’homme ce que l’eau est au poisson : un élément dans lequel il évolue. Les poissons nagent dans l’eau sans y penser. Il en va de même pour les hommes et le temps. Il n’y a pas de définition unique du temps. Tout le monde vous répondra quelque chose de différent. Un linguiste vous dira : “temps” est un mot d’une syllabe. Pour un physicien, le temps est changement ; pour un biologiste, évolution ; pour un chef d’entreprise, le temps, c’est de l’argent. Et si vous demandez à ma petite-fille de 6 ans, elle vous dira : “Le temps, c’est une couleur, tantôt vert, tantôt jaune, tantôt bleu.”

Monsieur Geissler, comment se fait-il que vous vous intéressiez autant au temps ?Toute ma vie, j’ai été contraint à la lenteur. Quand j’avais 5 ans, j’ai attrapé la poliomyélite. J’ai passé un an au lit. Une fois guéri, j’ai dû réapprendre à marcher. Il m’en est resté quelque chose aux jambes, c’est pour ça que je boite aujourd’hui. Avec l’âge, ça a empiré ; hors de la maison, je ne peux plus me déplacer qu’en fauteuil roulant. 

Ça n’a pas dû être facile quand vous étiez enfant.Quand mes camarades couraient pour attraper le bus, je ne pouvais que les regarder. J’ai donc appris à anticiper pour toujours prendre le bus ou le train plus tôt.

Donc, vous étudiez le temps parce que vous en avez toujours eu beaucoup.Ma situation est sûrement une des raisons. Nous vivons dans une société qui mise sur l’accélération. On s’en aperçoit plus facilement quand on est en marge.

Votre perception du temps est-elle différente de celle de la plupart des gens ?Mon rapport au temps est différent. J’ai beaucoup de désavantages à cause de ma maladie. À un moment, je me suis demandé : que puis-je faire que les autres ne peuvent pas faire ? Je sais très bien attendre, par exemple. C’est une capacité que notre société a oubliée. Et je ne me laisse pas dicter ma vie par une montre.

Qu’avez-vous contre les montres ?Les montres, nous ne sommes pas obligés de les porter, mais bien de les supporter. Ce sont des dictateurs modernes.

Qu’est-ce qui vous fait dire que nous vivons sous la dictature du temps ?Attendez, vous confondez le temps avec l’horloge ! Nous ne vivons pas sous la dictature du temps, mais sous la dictature de l’horloge. Beaucoup de gens prennent l’heure pour le temps, mais l’heure n’est qu’un instrument de mesure mécanique du temps. Il existe d’autres temps que celui des horloges. 

Lesquels ?Le temps naturel. Notre corps, comme tout dans la nature, fonctionne selon des rythmes. Je n’utilise pas de réveil et pourtant je me réveille tous les matins à 8 heures. Pas à 8 heures pile, mais tantôt quelques minutes avant, tantôt quelques minutes après. 

Vous parlez de notre horloge interne ?Non. Le corps n’a pas d’horloge, il a un rythme. L’horloge contraint les gens à adopter un autre modèle d’organisation temporelle, à savoir la cadence. C’est une différence fondamentale.

En quoi consiste cette différence ?C’est très simple : le rythme, c’est la répétition avec des écarts et la cadence, c’est la répétition sans écarts. Une horloge doit avoir précisément soixante secondes par minute. Si elle était rythmique, elle aurait une fois soixante-cinq secondes et une fois cinquante-cinq secondes par minute.

La cadence est donc bien plus précise.Oui. Et c’est exactement ça le problème ! La cadence va à l’encontre de notre nature, notre organisme est fait pour le rythme. Mais nous n’en tenons pas compte. Notre sommeil par exemple. Quelqu’un m’a raconté qu’en Chine les vendeuses s’allongent tout simplement sur une étagère pour dormir quand elles sont fatiguées. Elles réagissent à leur nature. Ce serait impensable en Allemagne ! Nous avons oublié le temps naturel. C’est pour ça qu’il y a tellement de burn-out et d’infarctus.

Monsieur Geissler, qui a inventé le temps ?Ce n’est pas facile à déterminer. L’idée de temps est apparue il y a six cents ans, à la fin du Moyen Âge, avec l’invention de l’horloge mécanique. Celle-ci a probablement été inventée par un moine vivant dans un monastère situé au nord de Milan. L’horloge était avant tout un réveil, elle devait permettre aux moines de respecter les heures des prières. Auparavant, il n’y avait que des chandelles horaires.

Des chandelles horaires ?On prenait une chandelle et on la graduait. Puis on a inséré une barrette métallique dedans. Quand la chandelle avait fini de se consumer, la barrette tombait et faisait du bruit. C’est comme ça que les moines se réveillaient. Mais ce n’était pas sans risques : de temps à autre un monastère brûlait. 

C’est-à-dire qu’on a inventé l’horloge pour rendre hommage à Dieu ?Le moine aurait vraisemblablement retiré son invention s’il avait su ce qu’il allait déclencher. Jusque-là, les hommes croyaient que Dieu était le maître du temps, mais par

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Propos recueillis par Amrai Coen et Björn Stephan
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