Marcelle Tynaire (1870-1948), “reporteresse”

Servitude amoureuse de Juliette Drouet pour Victor Hugo, vote des femmes, courants féministes…Ses chroniques et articles racontent toute une époque. Et ses limites.

Par Gilles Heuré

Publié le 12 mars 2017 à 11h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h53

Marcelle Tynaire (1870-1948), romancière, journaliste, « reporteresse » et voyageuse, avait une plume élégante, élogieuse pour celles et ceux qu’elle estimait, mais aussi acérée pour d’autres qui contrevenaient à ce qu’elle pensait devoir être la décence intellectuelle.

Juliette Drouet, par exemple, elle la défend : « Ce n’est pas la Juliette de Shakespeare, c’est celle de Victor Hugo. Figure pathétique, à demi voilée encore, et qui entre lentement dans l’Histoire et dans la légende ». Marcelle reprend le parcours de Juliette, celui que d’autres ont réécrit pour en faire une simple hétaïre. Et aussi celui de Victor Hugo puisque l’une et l’autre seront inséparables. Victor, c’est le mal marié à Adèle qui le trompa avec Sainte-Beuve. Alors bien sûr, quand il rencontre Juliette… Elle a certes eu des amants : le sculpteur Pradier, le prince Demidoff, Alphonse Karr, le décorateur Séchan et, at last, Victor Hugo. « C’est alors que, dans un bal d’artistes, il entrevoir Juliette Drouet, blanche avec des yeux noirs, couronnée de diamants, et si belle qu’elle lui met le feu dans l’âme ». Quelques mois plus tard, il la recroise à la Porte Saint-Martin où elle interprète la princesse Negroni dans Lucrèce Borgia et « six semaines plus tard, le 17 février 1833, Juliette se donne à Victor Hugo […] Jamais Victor Hugo n’oubliera cette matinée où il sortit de chez Juliette, le cœur ébloui […] Le poète connaissait l’amour virginal et l’amour conjugal. Il découvre un autre amour, un autre monde : la passion ».

Cinquante ans de liaison amoureuse, de crises de jalousie, de séparations et de retrouvailles. De soumission aussi puisque Juliette se consacre entièrement à son amant, recopiant les manuscrits de Victor « en fidèle secrétaire ». Marcelle Tynaire avance son analyse : « Ce qui aide Juliette à supporter cette existence de recluse, c’est le puissant instinct de la servitude amoureuse, ressort de tout grand amour féminin. Servitude volontaire aux délices cachées, ignorées de l’homme : servitude qui ne comporte ni abaissement ni diminution ; mais servitude dangereuse parce que l’homme s’y accoutume trop bien, et n’y attache plus de prix ». Quant aux innombrables lettres qu’écrivit Juliette Drouet à Victor Hugo, si Marcelle les trouve moins talentueuses que celles de Mlle de Lespinasse ou de Marceline Desbordes-Valmore, au moins traduisent-elles « le naturel, la vérité du cœur, tout nu ». Les hommes sont donc sommés de réviser leurs appréciations hâtives et péjoratives.

Les hommes ? Quelques-uns en prennent pour leur grade. Dans un article paru dans La Fronde, le journal de Marguerite Durand, le 1er novembre 1898, Marcelle Tynaire taille des croupières à l’un d’eux : « La presse parisienne compte parmi ses membres un agent des mœurs littéraires qui, ne pouvant briller au premier rang des dramaturges et des politiques, entre Rostand et Richepin, entre Jaurès et Millerand, entre les hommes de talent et les hommes d’honneur, se faufile à leur suite et s’évertue au dernier rang des mouchards ».

Mais Marcelle Tynaire a d’autres sujets de préoccupation. Le vote des femmes par exemple, refusé par quelques sénateurs en 1919. Une question qui participe de toutes celles concernant le féminisme. A propos des féminismes, elle admet, en 1923, que différentes conceptions s’affrontent, sur les moyens notamment, même si, au final, la cause est juste. Elle repousse la féministe qui fait « profession de haïr les mâles » tout en s’habillant comme eux. Tynaire est plutôt « suffragiste » que « suffragette », féministe modérée, attentive au sort et à la conditions de l’ouvrière d’usine, de l’employée, de la repasseuse « anémiée », de « l’ouvrière en fourrure qui respire, avec la poussière et le duvet, des germes parfois mortels », ou encore de l’étudiante ou de la maîtresse de chant et de piano « plus pauvres aujourd’hui que l’ouvrière ». Alors le féminisme « un mot que je n’aime guère parce qu’il a été bien dénaturé et détourné de son sens primitif », n’est pas pour elle « un plan de conquête de la société, afin de détrôner l’homme et de se mettre à sa place ».

Le vrai féminisme rassemble, selon elle, aussi bien les catholiques ferventes, les « calvinistes », les juives, les intellectuelles, les ouvrières que les « bourgeoises mondaines ». Dix ans plus tard, en 1932, elle revient sur le thème des femmes et de la politique. Elle s’élève encore contre le Sénat qui évacue le vote des femmes : « Ils craignent que les chaussettes des Français ne soient moins raccommodées et que la marmite familiale ne soit moins bien écumée quand Philaminte, Bélise, Henriette, Armande et même Martine voteront ». La fameuse peur des « curés » qui a longtemps inquiété les Républicains redoutant l’influence du clergé sur les femmes ? Elle ne serait plus d’actualité selon elle qui pointe, en revanche, l’indifférence des femmes pour la politique, affaire d’hommes et « sale métier ». La mécanique politique étant ce qu’elle est, elle estime que le vote des femmes « ne changerait pas grand-chose », sauf à révolutionner « la machine à gouverner ». Elles voteraient « comme leurs maris ».

Le vœu qu’elle exprime, pour que le vote soit mieux équilibré, serait qu’il revienne à une forme censitaire, un vote élitiste en quelque sorte : « Je rêverais qu’une réforme judicieuse, éclairée, désintéressée, retirât ce droit aux incapables et aux indignes, hommes et femmes, pour le réserver à ceux qui s’en serviraient dignement – hommes et femmes ». Cette méfiance qu’elle formule n’est sans doute pas étrangère au climat politique de l’époque. La démagogie y régnait déjà. La quarantaine de chroniques que contient ce recueil, de 1898 à 1933, mérite lecture. Et comme elle dit parfois pour s’excuser du petit format de ses chroniques journalistiques : pour traiter de ce livre et de Marcelle Tynaire, « il faudrait plusieurs articles ».

 

 

Marcelle Tynaire, La révolte d’Eve. Chroniques et autres textes. Textes réunis par Alain Quella-Villéger, préface de France Grenaudier-Klijn, éd. Des Femmes, Antoinette Fouque, 200 p., 16 €

Entre les lignes, le blog livre de Gilles Heuré
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