Journalistes de guerre : ces blessures que l’on ne voit pas

En Syrie, en Ukraine, au Mali, en Colombie… Plus que jamais, les conflits rythment nos actualités. Mais qui sont les hommes et les femmes qui risquent leurs vies pour nous transmettre images et explications ? Quelles conséquences psychologiques pour eux, au cœur de l’action, et au retour ? Cette enquête nous mène à la rencontre de reporters, photographes, psychiatres et personnes engagées, qui nous parlent des blessures invisibles auxquelles sont confrontés les journalistes en zones de conflit.

Lisa Arcé
10 min readDec 9, 2016
Extrait du documentaire “Le Sel de la Terre”, de Wim Wenders

QUAND LE JOURNALISTE, PREMIER TÉMOIN, EST AUSSI VICTIME

Les journalistes de guerre se rendent là où l’Histoire se fait. Comme eux, leurs images font le tour du monde. C’est par dizaines qu’elles s‘offrent chaque jour à nos yeux : massacres, combats, cadavres mutilés, exécutions, détresse humaine… Si le reporter est le premier témoin, il est aussi victime. Une victime très souvent oubliée qui risque beaucoup, tant physiquement que psychologiquement, dans le seul but de nous informer. Selon le baromètre de l’année mis en place par Reporters sans frontières, 57 journalistes ont été tués depuis janvier 2016 et 177 sont emprisonnés à ce jour.
Mais si les blessures physiques, les enlèvements et les assassinats de reporters sont régulièrement évoqués, leurs souffrances intimes, elles, restent tues. Même si leur corps n’est touché par aucune balle et que leur pied ne se pose sur aucune mine, le psychisme humain ne peut être préparé aux scènes auxquelles ces baroudeurs sont confrontés. Pour Édith BOUVIER, grand reporter indépendante qui a longtemps travaillé pour de grands médias tels que Le Figaro ou RFI,

« quand on part, on appréhende beaucoup la blessure physique mais jamais celle qui est invisible alors que c’est, finalement, celle qui laisse les plus grosses traces. »

DES CONSÉQUENCES PSYCHOLOGIQUES INDÉNIABLES

Reconnu chez les militaires après l’Irak et l’Afghanistan, le traumatisme psychologique dû à de telles scènes est rarement évoqué chez les journalistes. En 2002, Anthony FEINSTEIN, psychiatre canadien, décide alors de mener une étude sur ce sujet en comparant les reporters de guerre avec les autres journalistes. Elle révèlera qu’ils courent trois fois plus de risques de développer des syndromes de stress post-traumatique, qu’ils boivent plus qu’eux, consomment plus de drogues et sont plus exposés aux dépressions.

Résultats extraits de l’étude du Dr. Anthony FEINSTEIN, 2002

Patrick BAZ, chef du service photo Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’AFP pendant 20 ans, reconnaît « quand j’ai arrêté de partir, j’ai eu une longue période où je restais sur mon canapé de 7h du soir à 3h du matin, à regarder bêtement la télé, sans même savoir ce que je regardais. Au bout d’un moment j’’ai vraiment compris que ça n’allait plus. »

Pour Sophie MARSAUDON, journaliste à RFI depuis plus de 20 ans, c’est certain,

« des images s’incrustent. Des choses avec lesquelles je vis aujourd’hui que je n’oublierai jamais. »

Troubles du sommeil, bouffées d’émotions incontrôlables, images qui reviennent en boucle mais aussi comportements violents : ces symptômes affectent sur le long terme 28% des reporters, taux quasi équivalent à celui des soldats.

Après avoir passé de longues périodes en zones de guerre, les problèmes de réintégration sont eux aussi omniprésents. Édith BOUVIER vit en permanence avec ce décalage : « quand je suis ici je ne me languis que d’une chose, repartir. Mais quand je serai là-bas, je n’en attendrai qu’une autre, rentrer chez moi. »
Patrick BAZ confie, lui, que c’est un métier très difficile et que, bien souvent, l’éloignement avec ses proches est inévitable. « Rien ne nous oblige à y aller, on est complètement volontaire mais on ne réalise pas toujours ce qu’on laisse derrière. C’est aussi un métier très égoïste. »

Emmanuel FARAUS, psychologue, définit le stress post-traumatique

UNE DOULEUR MUETTE

Comme chez les militaires, le syndrome de stress post-traumatique chez les journalistes a longtemps été tu. Sujet tabou, il n’était jamais évoqué. Selon Édith BOUVIER, « dans ce métier, il faut souvent se donner une image : on est des hommes, on a des couilles, on ne pleure pas. »

Ces 15 dernières années, le nombre de journalistes revenus avec des séquelles psychologiques indéniables a contribué à la reconnaissance du phénomène. Jean-Paul MARI, grand reporter au Nouvel Observateur, est l’un des premiers à avoir brisé le tabou dans la profession. L’image du baroudeur fort et intouchable est encore dans tous les esprits quand il publie Sans blessures apparentes en 2008, grande enquête sur les traumatismes de la guerre.

« L’Horreur ? Personne ne veut l’entendre. D’ailleurs, les reporters n’en parlent pas. Indécent. Tabou. Obscène ! Une blessure, une gueule cassée, une jambe arrachée, un ventre troué par une rafale donnent matière à des récits épiques. Un trauma, une blessure psychique, est invisible : c’est une faiblesse coupable, une faute professionnelle. »

Emmanuel FARAUS, psychologue

Confesser son traumatisme reste encore, pour certains, un aveu de faiblesse. « Il faut avouer qu’on n’est pas des super héros, que ce qu’on vit est dur, et ce n’est facile pour personne de dire que ça ne va pas bien ! » confie Édith BOUVIER. Beaucoup affirment partir sur des zones de conflit pour raconter l’Histoire, et pas leur histoire. Ils ne veulent pas parler d’eux et estiment que ce serait déplacé de le faire en revenant d’un pays dévasté par la guerre et la famine. Mais quel être humain pourrait affronter tout cela impunément ?

Quoi qu’ils en disent, les marques de la guerre sont bien là; et lorsqu’ils baissent la garde, quelques-uns admettent qu’ils ont été plus qu’ébranlés.

« On est constamment confrontés à la mort, c’est traumatisant. Dans la vie de tous les jours, tout est aseptisé, le métro est en retard et c’est notre plus gros problème de la journée. Heureusement, quand on est là-bas on ne réalise pas tout de suite ce qu’on est en train de vivre. C’est une fois qu’on a tout traversé qu’on fait la liste des amis qu’on a perdus et des occasions de se faire tuer qu’on a évitées. Au fil de nos reportages, on emmagasine alors des petites boules, des petites histoires difficiles, et on les digère plus ou moins bien en fonction de la manière dont on est constitué et entouré. » Edith BOUVIER

« Les boîtes de nuit, les bars en sous-sol ou ce genre d’endroits restreints, j’ai du mal. Je m’y fatigue beaucoup plus vite, le bruit m’oppresse. Après avoir été détenu 11 mois en Syrie, j’ai parfois des piqures de rappel, par exemple, quand une porte s’ouvre derrière moi, je sursaute. Ou si j’entends un bruit de pot d’échappement dans la rue, ou un avion qui passe dans le ciel. Je pense qu’on peut qualifier tout ça de stress post-traumatique et je sais que cela peut se développer, je suis conscient du phénomène mais, pour ma part et pour l’instant, cela reste très vivable. » Édouard ELIAS, jeune photographe indépendant

« Né au Liban, je suis tombé dans tout ça petit, comme Obélix ! Je pensais que j’étais invincible, que c’était quelque chose qui ne pouvait pas m’arriver. Jusqu’à ce jour où, en faisant ma valise pour Gaza, j’ai eu comme un pressentiment. Ca a été physique, mes pieds étaient comme enserrés dans du béton et j’ai compris. Je ne pouvais plus y aller. » Patrick BAZ

Témoignage audio de Sophie MARSAUDON

LA RECONNAISSANCE : PREMIER PAS VERS UNE MEILLEURE PRISE EN CHARGE

Après avoir vécu de telles situations, chacun réagit de façon très personnelle. Si certains gardent en eux une plaie indicible, d’autres choisissent de s’exprimer. De plus en plus d’interviews et d’articles sont publiés sur le sujet et un grand nombre de reporters décide aussi d’écrire son histoire. Que ce soit pour panser les blessures intérieures ou pour permettre une plus grande reconnaissance du phénomène, en parler ne peut qu’aider à améliorer les prises en charge.

Matthieu MABIN, grand reporter et rédacteur en chef à France 24, affirme que « la principale erreur serait de nier l’existence de la menace psychique. En tant que journalistes, on ne peut considérer que ce qui ne se voit pas n’existe pas. Au contraire, c’est ce qui ne se voit pas qui doit d’abord susciter notre intérêt. »

Pour Patrick BAZ, « quand une personnalité comme la mienne, le cowboy Indiana Jones qui a fait 30 ans de conflits en se croyant invincible, décide de parler de ce genre de choses, c’est qu’il y a bel et bien un souci. Il faut en parler pour que ce ne soit plus tabou. » Edith BOUVIER, elle, publiera en 2012 Chambre avec vue sur la guerre : « la meilleure des thérapies ! Ça m’a fait un bien fou. J’ai posé mon histoire sur des pages, elle ne m’appartient plus désormais, c’est digéré. »

LA PLACE DES RÉDACTIONS

Si les langues des reporters commencent à se délier, cela reste tout de même rare auprès de leurs rédactions. Selon une étude de la journaliste irlandaise Elaine Cobbe, sur cent vingt-et-un correspondants de guerre sondés, seuls quatre envisageraient de s’adresser à leur hiérarchie. Bien souvent, le journaliste ne veut pas admettre ses faiblesses par peur de se saborder. « J’ai régulièrement des discussions avec les copains quand ça ne va pas, et on se refile nos adresses. Mais tout ça, ça se dit sous le manteau. Je pense qu’il y a une part de peur que votre rédaction ne vous donne plus de boulot, qu’elle pense que vous n’allez pas bien et qu’il ne faut pas vous mettre en danger en vous renvoyant sur le terrain » confie Edith BOUVIER.

Lorsque la question de la prise en charge des rédactions est posée aux journalistes, la majorité répond qu’il n’y a aucune mise en place. Pas de suivi psychologique, pas de déjeuner avec le rédacteur en chef, ni même un simple débriefing. Il n’est bien souvent plus question du dernier reportage mais plutôt du prochain. Edouard ELIAS confie « c’est vrai que je ne connais pas de rédactions qui mettent quelque chose de spécial en place au niveau du trauma psychologique. C’est encore très flou mais ce flou vient du fait qu’il y autant de profils psychologiques différents que de journalistes. »

Jean-Paul MARI déplore que« personne ne demande à un journaliste, professionnel du chaos, d’aller deux fois par an s’allonger sur le divan, histoire de vérifier s’il est en état de dire que tout va bien sans éclater, stupéfait, en sanglots. »

Mais qui blâmer ? Si les rédactions ne proposent pas de solutions à leurs journalistes, les journalistes, eux, ne communiquent pas toujours assez avec ces dernières. Un changement des mentalités doit donc s’opérer des deux côtés pour que la situation autour du stress post-traumatique chez les reporters de guerre évolue.

Même si c’est encore marginal, certaines rédactions s’impliquent très clairement dans l’accompagnement de leurs journalistes. Chez France Médias Monde, c’est un point essentiel. Après la mort de plusieurs confrères sur le terrain, le groupe est sous le choc. Des consultations psychologiques, individuelles et collectives, sont mises en place. Pour Marie-Christine SARAGOSSE, présidente de France Médias Monde (RFI, France 24 et MDC), « hors de question de se laisser clouer le bec. On va être préparé, préparé, préparé, professionnellement et psychologiquement. » Un suivi, sur le terrain et au retour, est mis en place mais surtout, une formation interne d’une semaine incluant connaissances techniques et préparation psychologique est proposée à tous les salariés. Cette formation s’ouvre peu à peu à d’autres rédactions, comme celles d’iTélé, de Paris Match, d’Europe 1 ou du Monde.

« UNE FORMATION POUR DES JOURNALISTES, PAR DES JOURNALISTES »

Si plusieurs formations pour journalistes existent en France, la plupart sont organisées par des militaires avec la collaboration de l’Armée française. Pour ce stage, Matthieu MABIN a décidé de créer un partenariat avec le groupe Sovereign Global, qui gère des formations pour différentes professions. Après 3 ans, et 13 sessions couronnées de succès, plus de 130 journalistes ont donc été formés. Pour Gilles CAPELLE, directeur du groupe Sovereign, « la philosophie du projet, c’était vraiment ‘des journalistes qui parlent à des journalistes’, même si une équipe d’anciens militaires est également présente en soutien pour apporter leur expérience spécifique de l’armement et des explosifs.» La formation est finalement complétée par un cours/débat de 2h30 donné par un psychologue afin de parler de ces sujets, trop souvent laissés de côté dans les rédactions.

Matthieu MABIN, grand reporter France 24, créateur formation FMM

Si la prise en charge psychologique des reporters a longtemps été taboue, elle fait aujourd’hui l’objet de débats de plus en plus sérieux. La profession de journaliste est à la charnière entre deux époques ; une prise de conscience s’est bel et bien effectuée ces 15 dernières années, lançant même les premières initiatives pour remédier au phénomène de stress post-traumatique, jusqu’ici tu.

Tous s’accordent à dire que lorsque les combats d’aujourd’hui cesseront, de nouveaux débuteront ailleurs, et d’autres journalistes et photographes seront prêts à partir et risquer leurs vies pour les documenter. Pour ces hommes et femmes qui parcourent aujourd’hui le monde à la poursuite de l’information, et pour ceux qui viendront après eux, de belles évolutions semblent donc possible grâce à une reconnaissance de plus en plus importante des répercussions psychologiques. En attendant, chacun d’eux continue à chérir et décrire son métier comme l’un des plus passionnants au monde.

« Mon métier ? Je n’en changerais pour rien au monde, même si mon banquier râle régulièrement. » Edith BOUVIER

« J’ai eu beaucoup de chance, je m’en suis sorti. Même si beaucoup de collègues ne sont plus là pour en parler, ça en valait la peine. Je ne regrette pas tout ce que j’ai fait et vu. Loin de là. C’est une vie sublime que j’ai eue. » Patrick BAZ

« Je ne regrette absolument pas, ça m’a appris tant de choses sur moi-même, sur le monde, sur la façon dont il fonctionne. J’ai vu des choses que je n’aurais jamais vues autrement. » Sophie MARSAUDON

« Ce qui est passionnant dans ce métier, c’est que tu ne vis jamais les mêmes trucs. Jamais. Ce que je trouve génial c’est que tu rencontres des gens que tu ne connais ni d’Ève ni d’Adam et, en passant quelques jours avec eux, tu partages les moments les plus critiques de leur vie. Et il y a encore tellement d’histoires à raconter, tellement de voyages à faire ! » Edouard ELIAS

Edouard ELIAS, par Olivier Voisin (haut), Patrick BAZ (gauche), Édith BOUVIER (droite)

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Lisa Arcé

Journalisme à @EFJ_Officiel / Stagiaire @GoodPlanet_ -passée par @grandangle et @lesfilmsdunjour