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Renault : des voitures option pollution incluse

Se dirige-t-on vers un Renaultgate ? La justice suspecte le constructeur d’avoir trompé ses clients sur le véritable niveau de pollution de ses moteurs diesels. «Libération» a pu consulter le document à l’origine de cette enquête, qui pourrait coûter cher au groupe et à son PDG, Carlos Ghosn.
par Jean-Christophe Féraud et Franck Bouaziz
publié le 14 mars 2017 à 20h26

Renault a-t-il, pendant des années, modifié les performances de ses moteurs afin qu'ils respectent les normes antipollution… uniquement pendant les tests d'homologation ? La question se pose, de manière lancinante, à la lecture d'un document accablant le constructeur automobile français. Il s'agit d'un procès-verbal (PV) rédigé par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), que Libération a pu consulter. Le gendarme de Bercy a rédigé ces 39 pages en novembre 2016, après plusieurs semaines d'enquête. Il met en lumière le comportement de Renault en matière d'émissions polluantes et se montre sévère : «Renault SAS a trompé les consommateurs sur les contrôles effectués et notamment le contrôle réglementaire de l'homologation sur les émissions de polluants […]. La société a utilisé une stratégie ayant pour objectif de fausser les résultats des tests antipollution.» Cette pièce est aujourd'hui la clé de voûte de l'enquête judiciaire ouverte par le parquet de Paris le 12 janvier et confiée à trois juges d'instruction du tribunal de grande instance de Paris, spécialisés dans les atteintes à la santé publique.

Série de tests

Retour à l'automne 2015. De l'autre côté de l'Atlantique, un laboratoire de l'université de Virginie-Occidentale révèle l'existence d'un logiciel embarqué clandestinement sur certains véhicules Volkswagen, déclenchant le scandale du «dieselgate». Il permet de limiter momentanément l'émission de gaz polluants, le temps que le modèle reçoive son homologation. Le logiciel se désactive ensuite et la voiture se «lâche», libérant dans l'atmosphère jusqu'à 40 fois plus de NOx, un oxyde d'azote notamment responsable de maladies respiratoires. L'Agence américaine de protection de l'environnement décide alors de poursuivre le constructeur allemand.

A Paris, Ségolène Royal ne reste pas les bras ballants. Le ministère de l’Environnement lance une série de tests sur les véhicules commercialisés en France, histoire de voir s’ils s’adonnent à des pratiques similaires. Bercy, qui ne veut pas rester hors jeu, mandate son bras armé, la DGCCRF, avec une mission bien précise : chercher d’éventuels faits de tromperie. Le 7 janvier, une escouade d’enquêteurs débarque, sans prévenir, au siège social de Renault à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) et dans deux centres de recherche, pour une perquisition.Les fonctionnaires repartent avec des cartons de documents, prélude à de futures auditions.

Visiblement, l'opération ébranle la direction de Renault. A la même période au ministère de l'Environnement, a lieu une série de réunions entre des constructeurs automobiles et des associations de défense de l'environnement, sur l'injonction de Ségolène Royal. Coordinatrice du réseau santé-environnement au sein de France Nature Environnement (FNE), Charlotte Lepitre y participe : «Avant cette opération, les discussions étaient assez étendues et nous obtenions des réponses à nos questions. Après, nos interlocuteurs étaient beaucoup plus sur la défensive et nos questions sont demeurées sans réponse. Y a-t-il eu une relation de cause à effet ?» Quelques mois plus tard, le PV de la DGCCRF apporte la réponse.

«Dispositif frauduleux»

Le document fait ressortir des écarts importants entre les performances de certains moteurs Renault au moment de leur homologation en laboratoire et leur utilisation en conditions réelles. C'est-à-dire par n'importe quel conducteur sur les routes de France. Dans cette opération vérité, le Renault Captur (norme Euro 6) et la Clio IV (Euro 5) décrochent le pompon. Le premier dépasse le seuil réglementaire d'émission de NOx de 377 % et la deuxième de 305 % ! Le commentaire des enquêteurs est sans appel : «Ces résultats permettent de soupçonner l'installation d'un dispositif frauduleux qui modifie spécifiquement le fonctionnement du moteur, pour en réduire les émissions de NOx dans des conditions spécifiques du test d'homologation, afin que les émissions respectent les limites réglementaires.» Dans une moindre mesure, les modèles Kadjar et Talisman sortent, eux aussi, des clous. Renault est soupçonné de «calibrer» ses moteurs uniquement pour qu'ils soient autorisés à circuler. Cette technique a un nom : le «préconditionnement».

Le doute bénéficiant en principe à l'accusé, les différences d'émissions de polluants des moteurs auraient pu relever du hasard. Mais plusieurs courriers saisis dans les ordinateurs de Renault suggèrent le contraire. Un mail échangé le 25 novembre 2015 entre la directrice des affaires juridiques, la directrice de la communication et le responsable des relations institutionnelles se conclut ainsi : «Ce système de dépollution est donc très vite inopérant sur la route mais il fonctionne pendant les tests.» Pour les enquêteurs de la DGCCRF, les charges sont lourdes puisque les analyses en leur possession «attestent de la mise en œuvre de stratégies frauduleuses depuis plus de sept ans».

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Le calcul effectué par Bercy donne le vertige. Près de 900 000 véhicules auraient pu être commercialisés grâce à ces homologations contestables, ce qui représente 16,8 milliards de chiffre d’affaires. Cerise sur le gâteau : à la différence d’autres grands groupes visiblement plus rompus aux risques judiciaires, Renault n’a pas mis en place de délégations de pouvoirs à ses directeurs généraux. C’est donc le PDG, Carlos Ghosn lui-même, qui se retrouve en première ligne dans la recherche des responsabilités. Quant à la maison Renault, elle risque une amende de 10 % de son chiffre d’affaires annuel, soit 3,5 milliards d’euros.

Le 10 février, lors de la présentation des résultats de Renault, Libération a demandé à son PDG s'il comptait provisionner à l'avenir dans les comptes du groupe une somme pour faire face à une éventuelle sanction financière. «Pour quelles raisons ? Nous ne savons pas ce qui nous est reproché», avait répondu Carlos Ghosn. Ce mardi, Libération a de nouveau demandé à la direction de l'entreprise de réagir aux mises en cause de la DGCCRF. «Renault rappelle qu'aucun de ses services en charge des tests ou de la commercialisation n'a enfreint les règles techniques et juridiques complexes, européennes ou nationales, relatives à l'homologation des véhicules», nous a répondu par mail le constructeur automobile.

«Tromperie»

Le rapport de la DGCCRF a été transmis au parquet de Paris fin décembre. Quelques jours plus tard, une information judiciaire a été ouverte pour «tromperie sur les qualités substantielles et les contrôles effectués». Signe de l'importance du dossier, ce n'est pas un mais trois juges d'instruction qui ont été nommés. Ils ont immédiatement saisi l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP), un service de 70 gendarmes ayant enquêté sur les effets du Mediator, des prothèses mammaires PIP, et qui travaille en ce moment sur les moteurs Volkswagen. Il va reprendre l'enquête depuis le départ, «à charge et à décharge», selon un fonctionnaire très près du dossier. De nouvelles perquisitions, mais aussi des auditions des responsables de Renault sont à attendre. Habitués aux «road shows» qui les amènent à défendre les performances de leur entreprise sur les places financières du monde entier, les dirigeants de Renault vont maintenant devoir se préparer à un long chemin judiciaire.

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