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Agriculture bio : attention au fétichisme du label

Dans un magasin Biocoop. Mychele Daniau/AFP

Beaucoup d’observateurs parlent aujourd’hui d’un « changement d’échelle » de l’agriculture biologique en France. Selon l’Agence bio, les ventes de produits dans ce secteur ont doublé en six ans, pour atteindre sept milliards d’euros à la fin de l’année 2016. Pour certains produits, la part de marché commence à être significative : 20 % pour les œufs et 12 % pour le lait, par exemple.

Le dernier baromètre Agence bio/CSA montre également l’appréciation très positive que les Français ont de l’agriculture biologique : pour 92 % des personnes interrogées, celle-ci contribue à préserver l’environnement ; pour 88 %, elle est meilleure pour la santé ; pour 75 %, elle représente une source d’emplois ; enfin 83 % estiment avoir confiance dans les produits bio.

L’engouement est donc réel et ce changement d’échelle s’observe à toutes les étapes des filières. Depuis 2010, les surfaces agricoles biologiques françaises ont également doublé, impliquant 12 000 exploitations supplémentaires, et le nombre des transformateurs et distributeurs proposant des produits bio a augmenté de moitié.

Agence Bio/ANDI

La peur du nivellement vers le bas

Ces développements suscitent toutefois des sentiments contrastés parmi les personnes qui promeuvent l’agriculture biologique. Des craintes apparaissent face au développement de gammes de produits bio à bas prix dans la grande distribution ou la conversion récente de très grandes exploitations.

Certes, il s’agit là de leviers de croissance importants, mais ne risque-t-on pas d’adopter des pratiques contraires à l’« esprit de la bio » ? D’aller vers des modes de production de plus en plus proches de l’agriculture industrielle ? Ou de voir se créer une bio « à deux vitesses » ?

Tous ces risques sont réels, mais la lecture des recherches en sociologie rurale invite à ne pas conclure trop vite à l’inévitable « conventionnalisation » de l’agriculture biologique.

L’action du label AB

De nombreux facteurs seront déterminants pour l’avenir de la bio : l’évolution de la réglementation européenne, le niveau de soutien des pouvoirs publics, la capacité des producteurs à s’organiser collectivement…

Parmi tous les éléments déterminants, un petit objet mérite une grande attention : le label AB. Ce dernier est aujourd’hui un vecteur fort de la confiance des consommateurs. Il constitue une garantie reconnue, attestant du respect de règles précises, interdisant notamment l’usage de pesticides de synthèse.

Rayon bio dans un magasin Leader Price. Pierre-Alain Dorange/Flickr, CC BY

Cette garantie est d’ailleurs d’autant plus nécessaire que le marché s’étend vers les circuits conventionnels de la grande distribution ou de l’industrie agroalimentaire. En l’absence des producteurs, présents dans la vente directe, ou d’une histoire militante, que l’on retrouve dans certains réseaux de magasins spécialisés, le label incarne à lui seul la promesse de différence de l’agriculture biologique. À lui seul, il permet au consommateur de projeter toute une série de bénéfices attachés à ses choix de consommation.

Mais l’action du label ne s’arrête pas là. S’il est un vecteur d’information, permettant de différencier les produits bio des produits non bio, il tend aussi à masquer la diversité des agricultures biologiques. C’est ce que j’appelle, en référence au « fétichisme de la marchandise » autrefois décrit par Karl Marx, un « fétichisme du label » : l’incapacité à voir la diversité d’organisation existant derrière le seul label.

Le label AB ne dit, par exemple, rien de la taille des exploitations ou des conditions d’embauche des ouvriers agricoles. Il ne permet pas non plus de distinguer les démarches plus exigeantes, qui vont bien au-delà des attentes de la réglementation.

Par exemple, des producteurs légumiers refusent d’utiliser les semences CMS, qu’ils considèrent comme des OGM, alors qu’elles sont autorisées en bio. De même, des éleveurs bovins alimentent presque exclusivement leurs bêtes avec des rations produites sur leur ferme, alors que le label n’exige que cela soit réalisé qu’à hauteur de 60 %. Sur un autre plan, des transformateurs et distributeurs établissent avec des producteurs des partenariats inspirés du commerce équitable.

Même si cela n’est pas systématique, beaucoup de ces démarches se soldent par des coûts de production plus élevés que ceux qui résultent d’une bio calée sur la réglementation.

Se distinguer pour exister

Il n’est pas difficile d’imaginer le scénario catastrophe qui pourrait découler de ce fétichisme du label.

La bio à deux vitesses ne serait qu’un état provisoire. Dans un marché concurrentiel, les offres les plus exigeantes seraient condamnées, en raison de leurs prix plus élevés, à être supplantées par les offres qui le sont moins. Toute la bio se ferait au minima de la réglementation, ce qui n’est pas rien, mais qui est tout de même en dessous de beaucoup de pratiques actuelles.

Ce risque est parfaitement connu des professionnels de la bio. Pour le contrer, ils développent toute une série de nouveaux signes distinctifs, supposés agir en complément du label AB.

La Fédération nationale d’agriculture biologique, principal réseau d’agriculteurs bio français, s’investit depuis plusieurs années dans le développement d’une marque nommée « Bio Cohérence », rattachée à un cahier des charges plus exigeant que la réglementation. Des groupements de producteurs communiquent de même sur leurs modes de production spécifiques à travers leurs marques propres (par exemple « Biobreizh » pour l’Association des producteurs de fruits et légumes biologiques de Bretagne). Des entreprises agro-alimentaires ont initié la certification Bio Partenaires pour identifier des filières bio françaises inspirées des principes du commerce équitable. Le réseau Biocoop rappelle au quotidien à ses clients, dans ses magasins ou sur son site Internet, qu’il s’engage sur une forme de bio « différente de ce qui se fait par ailleurs »

Présentation de l’association Biobreizh (APFLBB Biobreizh, 2016).

Une consommation réflexive

Il s’agit désormais de savoir jusqu’à quel point ces signes de qualité supplémentaires permettent de contrer le fétichisme du label. Les consommateurs leur accordent-ils de la valeur ?

Chacun peut être tenté de considérer que tous ces ajouts ne font finalement que créer de la confusion, et de conclure à la force renouvelée du fétichisme du label. Pourtant, bien que proposant des prix généralement plus élevés que la grande distribution, le réseau de boutiques Biocoop se développe rapidement. Pourtant, de nombreux ménages font le choix de privilégier les circuits courts pour s’approvisionner en bio.

Ces tendances invitent à plutôt considérer la capacité des consommateurs, au moins d’une partie d’entre eux, à faire face à des messages complexes et à engager une consommation réflexive, allant au-delà d’un achat un peu automatique de la bio pour la bio.

Fétichisme du label ou non ? L’avenir nous le dira. Le marché de la bio actuellement en forte croissance s’accommode finalement bien de jeux de différenciation qui l’animent. Mais l’on voit aussi les efforts répétés, et les paris sur le comportement des consommateurs, que la création de cette différenciation nécessite.

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