Décryptage

Blasphème : Facebook va-t-il être bloqué au Pakistan ?

La Haute cour d'Islamabad réclame la coupure des réseaux sociaux si «tous les contenus blasphématoires envers l'islam» ne sont pas supprimés. Une attaque ciblée contre des intellectuels engagés.
par Laurence Defranoux
publié le 16 mars 2017 à 12h13

«Tous les contenus blasphématoires envers l'islam disponibles sur les réseaux sociaux doivent être bloqués immédiatement, et les responsables poursuivis», a ordonné mardi le Premier ministre Nawaz Sharif à son ministre de l'Intérieur, prenant pour la première fois position dans la polémique qui enfle dans le pays depuis une semaine. Une pétition réclame la coupure totale de Facebook, accusé de «ne pas coopérer» aux demandes de censure lancées par la Haute Cour d'Islamabad.

De quoi s’agit-il ?

Sous couvert d'une campagne générale de défense de l'islam, il semble que cette affaire vise directement cinq intellectuels pakistanais. Ces militants, défenseurs des droits de l'homme connus pour leurs critiques contre l'islam radical et la puissante armée pakistanaise, ont été enlevés dans des circonstances non élucidées durant plus de trois semaines en janvier. Dans le même temps, la droite religieuse relayait des accusations de «blasphème» contre eux, accusations extrêmement graves dans cette société conservatrice. Le 7 mars, la Haute Cour d'Islamabad a ordonné au gouvernement de poursuivre ceux qui dirigent les «pages de Facebook blasphématoires telles que Bhensa, Mochi et Roshni», trois blogs libéraux, arguant que les «libéraux extrémistes» et «les segments laïcs de la société» sont bien plus dangereux que les fondamentalistes religieux. Et a menacé d'ordonner le blocage des réseaux sociaux si les entreprises ne collaboraient pas.

Que dit la loi pakistanaise sur le blasphème ?

C'est l'une des plus dures au monde, qui punit de la peine de mort l'injure au prophète Mahomet. Par ailleurs, de simples allégations d'«offense aux sentiments religieux» peuvent être comprises comme des appels au meurtre. Le gouverneur d'Islamabad Salman Taseer, assassiné en pleine rue il y a deux ans, a payé de sa vie sa tentative de réforme de cette loi souvent détournée pour régler des disputes privées ou viser les libéraux ou les minorités religieuses. Selon Benjamin Ismaïl, responsable Asie pour Reporters sans frontières, «même s'il y a une vraie tradition d'une presse libre et libérale au Pakistan et que l'on trouve des éditoriaux très critiques sur la plupart des sujets, il existe des thématiques taboues, qui génèrent une autocensure très forte». Un journaliste pakistanais spécialiste des médias nous confirme que «beaucoup n'écrivent pas sur cette actualité, trop sensible». L'Assemblée nationale, après le Sénat, a mis en place une commission d'enquête sur la question.

Quelle est la position de Facebook ?

Contactée, l'entreprise américaine refuse de commenter les dossiers en cours, mais assure ne pas avoir de politique particulière envers le Pakistan, que ce soit pour ses propres standards de modération ou les demandes judiciaires ou administratives. «Les autorités nous demandent parfois de supprimer des contenus [post, page, groupe, ndlr] qui enfreignent les lois locales. Si, après un examen juridique poussé, nous déterminons que le contenu est illégal selon la législation locale, nous obéissons à la loi et nous assurons que le contenu ne soit plus disponible dans le pays ou le territoire concerné», explique Facebook. Pour le premier semestre 2016, 25 demandes émises par la Pakistan Telecom Authority (PTA) sur les bases des lois locales interdisant le «blasphème», «la désacralisation du drapeau national» et «la condamnation de l'indépendance du pays» ont été acceptées par Facebook (en comparaison, 2 213 demandes de censure spécifiques demandées par la France ont été acceptées sur la même période, notamment pour révisionnisme et apologie du terrorisme). Les chiffres les plus récents ne sont pas encore communiqués.

Qu’en est-il de la censure au Pakistan ?  

Selon l'ONG pakistanaise Bytes for all, la PTA bloquerait environ 40 000 pages ou sites Internet, l'internaute pouvant croire à un problème technique s'il tombe sur un message annonçant une «erreur 404». Un test rapide sur des sujets «sensibles» avec un correspondant au Pakistan suffit à prouver que des pages visibles en France, via Facebook ou autre, sont en effet inaccessibles là-bas. Pour Benjamin Ismaïl, également auteur du dernier rapport de Reporters sans frontières sur la cybercensure, «comme il y a de vrais affrontements au sein du gouvernement pakistanais entre conservateurs et progressistes, sa politique n'est pas toujours très claire». Les décisions ne sont pas forcément en faveur des radicaux : le show télévisé très populaire du prédicateur Aamir Liaquat avait été interdit en janvier par l'autorité de régulation des médias électroniques (Pemra) pour «incitation à la haine» et «incitation à la violence», après la diffusion de la photo des blogueurs disparus qualifiés de «blasphémateurs». La Cour suprême vient d'autoriser (sous conditions) la reprise de cette émission, une victoire pour les islamistes. Benjamin Ismaïl déplore que même les élites progressistes peuvent défendre la censure «par clientélisme, pour plaire à des populations de plus en plus radicalisées et de moins en moins tolérantes».

Y a-t-il des précédents de blocage des réseaux sociaux au Pakistan ?

En 2010, Islamabad avait bloqué Facebook après la publication d'un contenu dit blasphématoire durant deux semaines. Mais c'est YouTube qui a subi le plus long bannissement. La plateforme de vidéos, rachetée par Google en 2006, a été fermée plus de trois ans suite à son refus de retirer «L'innocence des musulmans», un film amateur islamophobe qui avait déclenché de violentes protestations dans le monde en 2012. Le site n'a rouvert dans le pays qu'en janvier 2016. Selon la presse pakistanaise, qui ne donne pas de précisions, YouTube aurait «accepté de collaborer» dans l'affaire actuelle. Un des porte-parole de la plateforme, qui se refuse également à commenter les dossiers en cours, assure à Libération que «les demandes de retrait du gouvernement pakistanais sont traitées de la même manière que pour les gouvernements du monde entier». Durant le deuxième semestre 2015, les deux tiers des 6 144 demandes de suppression venues des administrations des 90 pays où YouTube opère ont été acceptées.

Que peut-il se passer désormais ?

Lundi, le directeur de l'agence fédérale d'investigation pakistanaise a assuré devant la Haute Cour d'Islamabad que «trois pages blasphématoires ont déjà été bloquées» par Facebook, et que «cinq ou six autres sont signalées». Le juge Siddiqui a demandé à la police de mettre les noms des blasphémateurs présumés sur la liste des personnes interdites de quitter le pays. Au moins deux des cinq blogueurs, qui se défendent de tout propos blasphématoire, ont déjà quitté le pays. «Dorénavant, tous ceux qui commettent un blasphème ne pourront plus esquiver la loi, et personne n'osera plus le faire dans le futur», a menacé Siddiqui, fustigeant «les philosophes des médias qui croient que leur consentement va être demandé pour chaque décision», et espérant que «le ministre de l'Intérieur va prendre des mesures pour éliminer les contenus diaboliques, même au prix du blocage de la totalité des réseaux sociaux». Selon Al-Jazeera, la plainte a déjà été étendue à trois journalistes qui ont commenté les accusations. Mercredi, le ministre de l'Intérieur a affirmé que ses services ont identifié «11 personnes en lien avec le téléchargement et la publication des contenus blasphématoires» et demandé l'aide des services d'Interpol. Un avocat a été engagé pour porter le conflit devant une cour internationale si Facebook «ne respectait pas les sentiments religieux de 200 millions de Pakistanais».

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