“Frank Zappa est devenu une icône du rock pour être libre de faire ce qu'il voulait”

Frank Zappa se destinait au classique avant de devenir une icône du rock expérimental. Alors qu'Arte lui dédie un portrait truculent, l'auteur Christophe Delbrouck nous éclaire sur ce virtuose éperdu de liberté. Une grande gueule dont les saillies contre l'Amérique puritaine firent scandale. A voir vendredi 17 mars, 22h25.

Par Sébastien Mauge

Publié le 17 mars 2017 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h52

Absolutely free. Le titre du deuxième album de Frank Zappa and The Mothers of Invention aura servi de leitmotiv, tout au long de sa carrière, à l'hirsute moustachu stakhanoviste, auteur d'une discographie intimidante composée d'une centaine d'albums, dont plus d'un tiers est sorti après sa mort prématurée, en 1993, à 52 ans. Inlassable alchimiste, inclas­sa­ble protestataire, Zappa revendiquait farouchement son indépendance, quitte à déstabiliser son auditoire et les médias. Arte lui redonne la parole, incisive et précieuse, le temps d'un documentaire composé presque exclusivement de déclarations publiques de l'artiste. Un portrait haut en couleur qui aide à cerner le personnage. Et l'homme caché derrière. Ecrivain, musicien et grand spécialiste de Zappa (1), Christophe Delbrouck nous éclaire sur l'une des légendes les plus fascinantes du rock. Absolument libre.

Plus de vingt-trois ans après sa mort, l'image laissée par Zappa est celle d'un génie excentrique, insaisissable, voire élitiste. Qui était-il réellement ?

Zappa est devenu une icône du rock essentiellement pour avoir la liberté de faire ce qu'il voulait. Pour cela, il s'est créé cette image de compositeur à sang froid, à la fois autoritaire et iconoclaste. Mais il n'était pas du tout comme ça. Il était par exemple très complexé. Au départ, Zappa est un compositeur classique contemporain influencé par Edgar Varèse, et surtout par Stravinsky. Mais, très tôt, il s'est rendu compte qu'il ne pourrait pas faire carrière dans ce domaine, et s'est donc tourné vers la musique populaire de son époque, le rock. Il savait qu'il devait intégrer l'industrie musicale sous peine d'être condamné. Cela ne l'a pas empêché de prendre des risques considérables et de faire faillite plusieurs fois sans jamais baisser les bras.

C'était un compositeur enthousiaste et enthousiasmant. Il fallait accepter qu'il passe régulièrement d'un registre à un autre. Affilié au rock, il a oeuvré pour que le jazz et les musiques contemporaines, concrètes, voire médiévales, fassent partie de la pop. Les médias avaient du mal à le cerner. Il a longtemps été ostracisé à la télévision. En revanche, il était très présent dans la presse écrite et à la radio. Il en avait besoin pour diffuser sa musique. Une fois sa stature d'icône du rock acquise, il a enfin eu accès à une exposition plus large.

Son influence musicale est une des plus importantes de l'histoire.

C'est avant tout sa démarche libertaire qui impressionnait ses pairs. C'est un modèle d'intégrité pour tous les musiciens qui souhaitent imposer farouchement leur vision de la composition sans compromis. Musica­lement, Paul McCartney a été très impressionné par le premier album de Zappa, Freak out ! (1966), qui a influencé la conception de Sgt. Pepper's, considéré par beaucoup comme le meilleur album des Beatles. De nombreux musiciens ont également étudié son free jazz novateur. Jimi Hendrix et Eric Clapton venaient le voir régulièrement et jouaient avec lui pour copier ses dernières découvertes virtuoses. Son rayonnement va donc du blues jusqu'au metal, en passant par le jazz et le contemporain.

 

Vers la fin de sa vie, il composait surtout des symphonies.

Oui, il avait effectivement coupé les ponts avec le rock. Lassé et épuisé, il pensait avoir fait le tour de la question, même s'il obtenait encore des succès commerciaux. Il s'est donc mis à composer de la musique pour orchestre, reclus chez lui pendant plusieurs années, en commençant par la faire jouer par un ordinateur. C'est un orchestre symphonique allemand, l'Ensemble Modern, qui lui a redonné le goût à la scène alors qu'il était déjà très malade, en se mettant à son service pendant deux ans. Avant que le cancer l'emporte, on peut dire qu'il avait définitivement tiré un trait sur le rock.

“Il a mis un point d'honneur à toujours appuyer là où ça fait mal, et notamment à parler librement de sexualité.”

Sa musique était révolutionnaire alors que lui-même refusait de s'inscrire ou d'être récupéré par des courants de pensée, notamment à gauche.

Pour préserver sa liberté de penser, il n'a jamais voulu s'impliquer dans des mouvements politiques. Il était souvent invité aux conventions du Parti démocrate et à la Fête de l'Huma, mais il déclinait systématiquement. C'était avant tout un observateur avisé qui raillait les dérives de la société, qu'elles viennent de la droite ou de la gauche. Ce qui a pu créer des malentendus. C'est une des rares figures de la contre-culture qui ne partageaient pas certaines valeurs du mouvement hippie, comme l'ésotérisme et les drogues. Son véritable cheval de bataille était la liberté d'expression. Il a été confronté très tôt à la censure. A 22 ans, il a fait dix jours de prison pour avoir réalisé un enregistrement audio érotique ! Il ne comprenait pas pourquoi la société américaine était si pudibonde. Blessé par cette mésaventure, il a mis un point d'honneur à toujours appuyer là où ça fait mal, et notamment à parler librement de sexualité. Lorsque, dans les années 1980, Tipper Gore et son association pour le contrôle parental d'accès à la musique s'attaquent aux disques contenant des paroles explicites, il va jusqu'à témoigner devant le Sénat pour dénoncer l'idiotie d'une telle entreprise. Même si son engagement était limité, il était tout de même une figure politique de son temps qui développait des points de vue sociétaux forts avec une ironie mordante. Il abhorrait les intox médiatiques et politiques et poussait les gens à avoir leurs propres opinions. Comme le pense sa fille Moon Zappa, nul doute que ses traits d'esprit lapidaires feraient mouche aujourd'hui contre l'administration Trump.

En 1990, le président Václav Havel l'invite à Prague après la “révolution de velours ”. Comment a-t-il vécu cette reconnaissance étonnante ?

Il était très flatté de découvrir qu'il était considéré comme un symbole de liberté. Cela validait son travail et la philosophie de toute une vie. Lorsqu'il était dissident du régime communiste, Václav Havel écoutait les disques de Zappa en prison. Il a déclaré que cela lui avait permis de survivre. En arrivant à Prague, Zappa découvre, médusé, que toute une partie de la population s'était nourrie de son oeuvre pour résister. Pour la première fois de sa vie, il voyait l'impact que pouvait avoir sa musique. Ce qui est touchant est qu'à cette époque il sait déjà qu'il est condamné. Cette ultime reconnaissance de son esprit libre vient couronner sa vie au moment même où il est en train de s'éteindre. Son masque cynique s'efface et il profite pleinement de ses derniers moments. Aujourd'hui, le meilleur hommage que l'on puisse lui rendre est de s'immerger dans sa musique foisonnante et ludique. Il ne faut pas hésiter à faire le premier pas avec Zappa !

(1) Il est l'auteur de Frank Zappa et les mères de l'invention, Frank Zappa et la dînette de chrome, Frank Zappa et l'Amérique parfaite et des Extravagantes Aventures de Frank Zappa (mars 2018), éd. du Castor Astral.

 

ZAPPA À LA ZAPETTE

200 Motels
Sorti en 1971, ce documentaire surréaliste est la seule réalisation de Zappa. Ceux qui sont sortis des salles obscures avec un mal de crâne tenace et les yeux rougis par l'expérience ne s'en plaindront pas. Loin d'être un chef-d'oeuvre, 200 Motels reste néanmoins une fascinante plongée dans l'inconscient de l'artiste. Mélange de sketchs et de live aux couleurs saturées et au montage, disons, aventureux, ce bouillon de culture acide permet accessoirement de voir Ringo Starr en nain et Keith Moon des Who en nonne lubrique à la recherche de drogues dures ! (1DVD MGM/NOW)

L'audition au Sénat
En 1985, se sentant menacé en tant qu'artiste par le projet initié par Tipper Gore, qui consistait à stigmatiser les disques aux contenus explicites, Zappa vient témoigner devant le Sénat. D'abord mal à l'aise, il argumente son point de vue avec vigueur et humour en se demandant pourquoi l'Amérique a tellement peur du sexe. Paradoxe savoureux, c'est finalement Al Gore (mari de Tipper, mais grand fan de Zappa !) qui se révèle être le sénateur le moins condescendant à son égard durant l'audition.

The Steve Allen show
Zappa sans moustache, voilà une image rare ! Cheveux courts et en costume, le fringant jeune homme de 22 ans, alors inconnu, est l'invité du Steve Allen show, célèbre programme de variétés. Avec la complicité du présentateur et de son orchestre, il se livre à une performance étonnante en jouant du vélo ( !) avec un archet et des baguettes. Le résultat est une joyeuse cacophonie annonçant déjà le goût de l'artiste pour la transmission ludique de la musique contemporaine au plus grand nombre.

Zapped, Frank Zappa par Frank Zappa, vendredi 17 mars 2017 à 22h25 sur Arte

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