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«Ils m’ont vendue pour 2.200 euros»

Victimes de trafic d’êtres humains ou de misère extrême, elles sont des centaines, mineures, à arpenter les rues de la capitale du Burkina Faso. Une association essaie d’aider ces filles – souvent mamans – à sortir de la prostitution.

- Journaliste au pôle Sports Temps de lecture: 6 min

Quand elle a quitté le Nigeria, sans rien dire à personne, Mary (prénom d’emprunt) pensait qu’on l’emmenait à Paris. Un concours de chant, ont dit les trois garçons. Avec son talent, elle irait probablement loin. Rêve de jeune fille. « J’étais super contente parce que je voulais voir des blancs, l’Occident. »

Sauf que le périple s’est arrêté aux trottoirs de Ouagadougou, au Burkina Faso.

« On m’a dit que j’allais devoir me prostituer, explique Mary. Je pensais que je devais contribuer à mon voyage, que ce serait temporaire. » En fait – elle le comprendra plus tard – une maquerelle vient de l’acheter pour 1,5 million de francs CFA, soit un peu plus de 2.200 euros. Elle a 18 ans.

C’est quand un jour elle se rebiffe que le cauchemar vire à l’horreur. « Je viens d’une famille chrétienne. Je me suis souvenu que Dieu était contre la fornication, contre la prostitution. J’ai dit que je ne voulais plus me vendre. » La sanction ne se fait pas attendre. « Madame » la bat comme plâtre, tous les jours. Fait de l’adolescente son esclave personnel, un objet de torture. Mary montre les stigmates de ses mois de sévices : des cicatrices énormes laissées par les câbles électriques et les pierres partout sur son corps. Ses oreilles, atrophiées, sont comme retravaillées au burin. Elle a perdu l’usage d’un œil.

Le témoignage de Mary sur votre mobile

Après des semaines de convalescence à l’hôpital, la jeune Nigériane a pu rejoindre un centre d’accueil pour jeunes filles de Ouagadougou. Un espace protégé, fermé, où filles mères et anciennes prostituées peuvent trouver refuge. Elle s’y resociabilise tout doucement, recommence à chanter. Quand elle raconte son histoire, à quelques jours d’un retour dans sa famille au Nigeria, elle déroule comme une machine, précise. Les deux procès, qui ont abouti à la condamnation de « Madame » à trois ans de prison ferme, ont rodé l’évocation pénible de mois d’humiliation et de torture.

Trafic de jeunes filles

La médiatisation de l’affaire a jeté une lumière crue sur la réalité du trafic de jeunes Nigérianes au Burkina Faso. Des mineures souvent, jetées à la rue sous la coupe de proxénètes. De l’avis des acteurs associatifs, comme gouvernementaux, le phénomène s’est largement intensifié ces dernières années, avec des réseaux mieux organisés, plus efficaces. Dans les rues de Ouagadougou en tout cas, les très jeunes prostituées sont difficiles à rater : alignées dans les coins isolés, sous la surveillance discrète du maquereau qui leur loue l’emplacement, ou regroupées par dizaines dans les quartiers noctambules, comme du bétail dans une foire. « La difficulté, c’est qu’on manque de données sérieuses pour évaluer le trafic, observe Abdel Rahmane Diop, un responsable de l’Organisation internationale des migrations (OIM). Jusqu’à présent, il n’y a eu aucune enquête d’ampleur sur le sujet ». En 2014 cependant, Ecpat, une ONG spécialisée dans la lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants, s’est penchée avec des associations de terrain sur les lieux de prostitution de Ouagadougou. Il en ressortait que 33,5 % des 240 mineures prostituées interrogées étaient Nigérianes. Ces filles, « toutes déscolarisées, semblent avoir été presque toutes victimes de traite transfrontalière à des fins d’exploitation sexuelle, note le rapport. Elles représentent une large proportion des enquêtées qui ont déclaré avoir eu de fausses promesses d’offres d’emploi. »

La tâche n’est pas simple dans ce pays de transit, à la fois terre d’émigration et d’immigration, parmi les plus pauvres du monde. Conscientes des enjeux, les autorités burkinabé tentent de faire face au problème et jouent – faute de moyens – un rôle de coordinateur des quelques organisations opérant sur ce terrain. Les douaniers ont notamment été formés pour identifier et interpeller les groupes de mineurs traversant les frontières et des programmes de soutien économique dans le pays d’origine sont portés par des ONG.

C’est mince – les filles victimes de trafic organisé sont difficiles d’accès –, mais un début.

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Quand le « confiage » tourne mal

Surtout qu’avec ses dizaines de milliers d’enfants des rues, le Burkina Faso reste son premier pourvoyeur de victimes de traite : « petites bonnes », issues des campagnes pauvres et exploitées comme employées de maison, jeunes garçons travaillant sur les sites d’orpaillages, vendeurs de drogue, porteurs d’eau, prostituées… Les pratiques de « confiage » souvent tournent mal, explique Odette Ouédraogo, chef du projet « système intégré de protection de l’enfance » pour l’ONG burkinabé Keoogo : « Les recruteurs passent dans les familles dans les campagnes pauvres, ce sont d’ailleurs parfois des proches, des membres de la famille. » Il va à l’école ton enfant ? Non ? C’est une charge ? Pourquoi ne pas le laisser à untel, il va lui trouver un petit boulot à Ouaga…« Un énorme travail de sensibilisation a été réalisé, des comités de vigilance ont été créés dans les villages mais même en connaissant les risques, certains parents se laissent faire. »

Il faut penser aux bébés: lorsqu’ils grandiront, leur seule perspective, ce sera la rue

L’association Keoogo (partenaire de Médecins du Monde qui a financé ce reportage) est spécialisée dans l’accompagnement des enfants des rues. « Aujourd’hui, notre principale préoccupation, ce sont les filles-mères », relève Zampou Lassina, le directeur des opérations de l’ONG. De jeunes futures mamans de 16-17 ans, parfois moins, chassées de leur famille en raison de leur grossesse « honteuse » après que le garçon a refusé de reconnaître l’enfant. « Elles viennent en ville en espérant trouver du travail, construire leur indépendance, mais se rendent compte une fois ici que la ville est loin de leur offrir ce qu’elles imaginaient. » Isolée, sans travail, avec un enfant à charge, il ne faut pas longtemps pour atterrir sur le trottoir. « C’est un public très vulnérable. Et il faut penser aux bébés : lorsqu’ils grandiront, leur seule perspective, ce sera la rue. » De quoi venir grossir les rangs des bandes d’enfants et d’ados qui vivotent de larcins et de mendicité, shootés à la colle. L’Etat, qui a pourtant su faire un gros travail à la fois législatif et de sensibilisation sur les mutilations génitales, il y a quelques années, ou les mariages précoces plus récemment, fait pour l’instant en sorte d’ignorer le problème.

« Aider les filles avant qu’elles ne basculent »

A Ouagadougou, l’association chapeaute trois foyers accueillant ces jeunes filles-mères, signalées par la police ou repérées au cours de maraudes. « A l’origine, Keoogo avait demandé à certains centres de se spécialiser dans l’accueil des filles pour faire venir des prostituées voulant sortir de la rue, explique Martine Bama éducatrice du foyer Pan Bila. Mais la solution n’était pas adaptée : les filles ne supportaient pas d’abandonner leur liberté pour se plier aux règles de vies. Et beaucoup sont sous dépendance de la drogue. Cela générait des problèmes de violence. » L’association opte donc désormais pour un accompagnement des prostituées sur le lieu de vie et un hébergement des filles-mères, notamment. « Il est beaucoup plus facile de les aider avant qu’elles ne basculent. » Dans la plupart des cas, après la naissance du bébé, un travail de médiation est amorcé avec la famille tandis que des démarches judiciaires sont éventuellement entamées pour une reconnaissance de paternité.

En 2016, Keoogo a pu aider ainsi 465 filles-mères. Dans les meilleurs cas, elles ont pu être réintégrées dans leur famille et être rescolarisées ou bénéficier d’une formation et d’un petit capital pour développer un petit commerce. C’est grâce à un programme similaire que Mary a pu rentrer chez elle, au Nigeria. Son plan : apprendre la coiffure, peut-être, apprivoiser une vie normale et reprendre le chant, surtout. Son rêve.

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