Ceija Stojka, l’artiste rom réchappée des camps

Une petite tzigane se met à peindre, quarante ans plus tard, ce qu'elle a vu à Auschwitz, Ravensbrück et Bergen-Belsen. Une œuvre sidérante d'une puissante unité, exposée à Paris à partir de cette semaine.

Par Lorraine Rossignol

Publié le 18 mars 2017 à 07h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h56

Ceija Stojka (1933-2013) n’a jamais perdu son regard d’enfant – de beaux yeux noirs et graves, comme ourlés, dans un visage poupin à l’ovale parfait. Ce regard fixe et profond, la petite tsigane venue d’Autriche – où, jusqu’à l’avènement du nazisme, elle avait grandi heureuse, parcourant les routes de Styrie en roulotte avec sa famille – l’a posé, à l’âge de 10 ans, sur l’inimaginable. Une rafle ayant conduit sa famille à Auschwitz en mars 1943, en même temps que 3 000 Tsiganes, la fillette et sa mère seront ensuite emmenées à Ravensbrück, où elles resteront quatre mois, au même moment que Germaine Tillion, puis à Bergen-Belsen – où se trouvaient aussi, cette fois, Anne Frank et sa sœur Margot, décédées du typhus peu avant l’arrivée des Alliés, en avril 1945. Ceija Stojka et sa mère, elles, survivront. L'enfant aura, en tout, passé deux ans dans les camps.

 

 

Fours crématoires, cadavres amoncelés, déchéance de corps suppliciés... Ces visions terrifiantes se sont imprimées à jamais au fond de ses rétines. Mais, même incrustées de la sorte, il lui est impossible d’en parler une fois de retour à Vienne, où, devenue adulte et pour nourrir ses enfants, elle vendra des tapis aux « gadjé » (les non-tsiganes), sur les marchés. Qui la croirait ? Elle-même, certains jours, doute de la réalité, se demande si elle n’a pas rêvé, ou bien si le rêve dure toujours – d’où le titre de l’un de ses livres, Je rêve que je vis ?, tout récemment traduit en français (éditions Isabelle Sauvage).

Près d’un millier de peintures

Il aura fallu quarante ans de « gestation » avant que cette parfaite autodidacte, presque analphabète, ne parvienne à mettre tout ça « en mots » avec la complicité de Karin Berger, une documentariste autrichienne devenue son amie. Quatre livres en tout seront publiés dans les années 80 et 90, faisant de Ceija Stojka la première témoin Rom du génocide tsigane : le Samudaripen en langue romani, qui fit quelque 500 000 morts en Europe. Les membres de sa communauté, ses frères aînés notamment, ne lui pardonneront jamais d’être allée ainsi « se raconter » à des étrangers, plutôt que de privilégier la transmission entre-soi... du silence. Mais elle ne peut faire autrement que de « crier »

Toutefois les mots ne peuvent tout dire, aussi expressifs soient-ils. Et même si Ceija Stojka parle une langue crue et poétique à la fois, « au-delà d’une certaine limite, l’horreur ne peut se concevoir. Certains pans du vécu restent indicibles », écrit Karin Berger dans sa préface. C’est alors que la peinture entre dans la vie de celle qui crie. A l’âge de 55 ans, alors qu’elle est déjà jeune grand-mère.

Découvert de façon tout à fait fortuite, mais devenu aussitôt l’objet d’un besoin irrépressible, le médium s’impose à elle – elle peindra jusqu’à sa mort, chaque jour, assise à la table du salon, dans son petit appartement viennois rempli de bibelots, lunettes chaussées comme pour y voir plus clair à l’intérieur. Car c’est bien vers l’intérieur qu’elle se tourne : c’est là qu’elle va chercher toutes ces visions, restées captives pendant plus de quarante ans, mais qui doivent sortir coûte que coûte à présent. Arrestation de sa famille par les nazis, voyage en train pour Auschwitz, séances d’appel au milieu des baraquements, chiens aux gueules géantes, kapos si grands qu’on n’en voit que les bottes, et bien sûr des barbelés partout, enroulés jusqu’autour des bustes des mères... construisant au final une œuvre impressionnante, de près d’un millier de travaux.

 


Birkenau KZ (concentration camp) de Ceija Stojka. Acrylique sur toile de 2009.


Birkenau KZ (concentration camp) de Ceija Stojka. Acrylique sur toile de 2009. Courtesy collection Hodja et Nuna Stojka, Vienne

 

Une approche cosmique du monde

Art dit « brut » ou «naïf » ou « populaire », peu importe, il s’agit bien d’art : l’unité stylistique, la puissance et la cohérence de l’œuvre en attestent. Passionné de cultures tsiganes, Xavier Marchand, qui dirige, à Marseille, le théâtre Lanicolacheur, ne s’y est pas trompé, lorsqu’il a découvert cet ensemble « vierge de toute référence culturelle », mais qui n’en a pas moins « qualité muséale », selon Antoine de Galbert, le fondateur de la Maison Rouge à Paris (tous deux co-organisent une exposition monographique en deux temps, d’abord à Marseille au printemps dernier, puis à Paris, cet hiver.

Le  collectionneur ose même un rapprochement avec Van Gogh, pour la touche tourmentée, visionnaire... Surtout, c’est une œuvre à hauteur d’enfant – ce regard si beau et si fixe qu’il n’a, de fait, pas du tout bougé, depuis les camps. Tant dans le choix du sujet que dans son appréhension et son traitement, c’est bien un enfant qui témoigne ici – c’en est d’autant plus bouleversant. Candeur et sidération face au mal, mais aussi approche cosmique du monde : les camps peints par Ceija Stojka sont toujours représentés au sein de la nature, cernés d’arbres, entourés d’un vaste ciel, de prairies fleuries. N’est-ce pas un petit arbre, un jeune marronnier dont elle mangeait les feuilles qui, à Bergen-Belsen, l’a empêchée de mourir de faim ? En souvenir de lui, elle a toujours signé ses œuvres d’un rameau feuillu, apposé au-dessus de sa signature, comme pour la protéger. Ultime superstition ou croyance en un monde bienfaisant.

À voir 
Exposition « Ceija Stojka, une artiste rom dans le siècle », du 23 février au 20 mai 2018, La Maison Rouge, 10 Bd de la Bastille (11e)

À lire 
Je rêve que je vis ?, de Ceija Stojka, éditions Isabelle Sauvage. 

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