Vous avez quitté l’Australie il y a treize ans pour vivre aux États-Unis. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous intéresser à la politique d’immigration australienne ?

La façon dont mes amis australiens parlaient des réfugiés m’a alertée au dernier degré. Ils les décrivaient comme des “resquilleurs”, parlaient d’“arrêter les bateaux” alors que nous vivons une crise migratoire effroyable. J’ai alors pensé qu’ils avaient ce genre de discours parce que le gouvernement entretient un certain secret autour du transfert des réfugiés sur les îles de Manus [en Papouasie-Nouvelle-Guinée] et de Nauru [un État de Micronésie]. Des camps de rétention y ont été ouverts en 2001, puis fermés en 2008. En 2013, les transferts ont repris. De très bons articles sont sortis sur ces camps en Australie, mais je me suis dit que les gens n’y croyaient pas parce qu’ils n’avaient pas vu d’images. Il fallait donc se rendre sur place, même si aucun journaliste n’est autorisé à le faire.

Par ailleurs, trois de mes grands-parents sont morts dans le camp d’extermination nazi de Treblinka. Mes parents ont immigré en Australie à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Rédigée à la fin du conflit, après les persécutions subies par les Juifs, la convention de Genève de 1951, qui organise le statut des réfugiés, a énormément de sens pour moi. L’Australie a signé cette convention mais elle est en train de rompre avec ces engagements. Il était de mon devoir de faire quelque chose.

Est-ce que l’Australie est un pays des droits de l’homme, selon vous ?

J’entends souvent dire à l’étranger que l’Australie est un pays merveilleux. Les Australiens sont géniaux, mais nous sommes aussi au nombre de ceux qui enfreignent le plus les droits de l’homme.

La nouvelle législation dont il est question dans Chasing Asylum est une négation des droits de l’homme. Alors que nous étions en plein tournage, un amendement a été introduit dans le Border Force Act. Il est appelé “Acte de protection des frontières”. Une clause stipule que ceux qui travaillent pour l’État dans les camps de Manus ou Nauru n’ont pas le droit de parler des conditions de vie sur place. Si vous le faites, cela est considéré comme un acte criminel, passible de deux ans de prison.

Pour terminer le tournage, j’ai donc dû travailler avec des avocats pour voir ce qui tombait sous le coup de cet amendement. Pour eux, il était clair que certains lanceurs d’alerte qui témoignaient de manière anonyme pouvaient être condamnés, et moi aussi. Il y a un an, quand le film est sorti, nous n’osions pas parler de tout ça car nous avions peur d’aller en prison. Le film a été projeté durant quatre mois sur les écrans australiens ainsi que dans le monde entier [il reste inédit en France]. Je crois maintenant pouvoir parler avec plus de liberté.

Comment vous y êtes-vous prise pour obtenir les images des camps en caméra cachée ?

J’ai acheté sur Internet des stylos caméras bon marché. En 2014, en Australie, j’ai rencontré plusieurs personnes qui travaillaient dans les centres de détention de Manus et de Nauru. J’ai senti que certaines d’entre elles étaient enthousiasmées par mon projet, et prêtes à aider. Je les ai donc convaincues de filmer l’intérieur des camps.

Les lanceurs d’alerte que l’on voit à visage découvert dans le film ont témoigné avant l’adoption de la nouvelle législation. À ce moment-là, ils se sentaient encore libres de parler. Les témoignages de réfugiés qui apparaissent dans le film ont été pour la plupart tournés en dehors des centres de détention. Je suis allée les recueillir en Iran, en Afghanistan, au Liban, au Cambodge, en Indonésie. Après la mort de Reza Barati – ce jeune homme décédé en 2014, durant une émeute dans le camp de Manus –, nombre d’entre eux ont décidé de retourner dans leurs pays d’origine.

La situation des détenus a-t-elle évolué ?

Mis sous médicaments, beaucoup d’entre eux sont dans un état physique et psychique terrible. Beaucoup de viols ont été signalés. Des enfants sont mis en détention. L’Australie essaie de les envoyer à l’école sur place, mais cela est risqué pour eux. Ils sont victimes de violence de la part des locaux.

Sous la pression de la communauté internationale, les autorités australiennes veulent fermer les camps. Il s’agit donc pour elles de faire en sorte que les réfugiés soient candidats au retour ; elles laissent donc les conditions de vie dans les camps se dégrader, pour qu’elles soient plus mauvaises encore que celles que les réfugiés ont tenté de fuir. Mais le retour est inenvisageable pour les Iraniens, par exemple. Beaucoup d’entre eux ont peur pour leur vie dans leur pays.

L’Australie avait conclu un accord avec Barack Obama pour accueillir les réfugiés aux États-Unis. Même si l’Australie compte toujours dessus, je doute que Donald Trump accepte des réfugiés originaires de pays qu’il veut bannir dans son acte anti-immigration. L’Australie persiste à dire qu’elle n’en acceptera aucun sur son territoire, car cela en encouragerait d’autres à venir. Le gouvernement cherche d’autres pays d’accueil. Le Cambodge reste toujours une option, mais c’est un pays pauvre où presque aucun réfugié ne veut aller s’installer. Ils sont actuellement six à y avoir été envoyés.