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L’invasion de méduses urticantes : comment le nouveau canal de Suez détruit la Méditerranée

Sissi avait annoncé en grande pompe une nouvelle ère économique avec l’élargissement de la voie navigable ; toutefois, les scientifiques mettent en garde contre des catastrophes environnementales et économiques sur le long terme

Il est peu probable que le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi ne ferme l’œil de la nuit en se demandant avec inquiétude où se trouve le Lagocephalus sceleratus, le poisson-ballon à bande argentée.

Pas plus qu’il n’est susceptible de s’inquiéter outre mesure en s’adonnant à ses tâches quotidiennes au sujet des pérégrinations de la méduse Rhopilema nomadica ; de même, jusqu’à présent, il n’a pas été question de discussions sur le Pterois miles, appelé plus communément poisson-lion commun ou rascasse volante, lors de conversations téléphoniques entre le président et la nouvelle personne au bout du fil à Washington.

« Toute la chaîne alimentaire est en train d’être perturbée. Chaque fois qu’il y a un agrandissement du canal, nous observons un pic du nombre d’espèces envahissantes »

Le poisson-ballon, la méduse nomade et le poisson-lion font partie des quelque 700 espèces envahissantes que l’on trouve aujourd’hui en Méditerranée, en particulier dans sa région orientale.

Les scientifiques affirment qu’une majorité de ces espèces sont entrées en Méditerranée par le canal de Suez et mettent en garde contre une catastrophe imminente, dans la mesure où ces espèces exotiques causent des ravages écologiques, détruisent des réserves de pêche et menacent l’avenir de l’industrie touristique de la région, qui s’élève à plusieurs millions de dollars.

Le poisson-ballon à bande argentée, un poisson venimeux, aime manger des espèces indigènes (MEE/Oren Klein)

Ils craignent désormais que l’ouverture récente d’un nouveau canal – un projet à plusieurs milliards de dollars chéri par le président égyptien – n’empire davantage une situation déjà périlleuse.

Des colonies géantes

« Il est incroyable de constater à quel point la partie orientale de la Méditerranée évolue », explique un biologiste marin.

Le canal de Suez est « l’une des voies les plus importantes au monde pour les invasions marines », indique l’Union internationale pour la conservation de la nature.

Depuis l’ouverture du canal en 1869, les espèces envahissantes migrent lentement des eaux de la mer Rouge vers la Méditerranée. Certaines se sont accrochées aux coques des bateaux ; d’autres ont fait le voyage dans les eaux de lest des navires.

Les scientifiques affirment que ces migrations ont accéléré au cours des dernières années ; la surpêche qui touche de nombreuses régions, dont certaines zones de la Méditerranée, signifie qu’il y a moins de prédateurs pour réguler les populations exotiques. Les vieux lacs salés du canal qui dissuadaient les espèces migratrices ont disparu. Les changements climatiques pourraient également encourager un mouvement général d’espèces marines vers le nord.

Espèces envahissantes trouvées en Méditerranée

Beaucoup de ces envahisseurs causent des dégâts énormes. La méduse nomade, qui est présente en Méditerranée orientale sous la forme de colonies géantes le plus souvent, menace les plages touristiques et bloque également les issues des centrales électriques et des usines de dessalement côtières.

Le poisson-ballon consomme non seulement les autres espèces indigènes, mais renferme également dans ses organes internes des toxines puissantes qui, en cas de consommation accidentelle, peuvent entraîner des vomissements, des problèmes respiratoires et parfois la mort.

Le poisson-lion, découvert récemment en train de coloniser les eaux bordant le sud-est de Chypre et présent dans les eaux au large des côtes tunisiennes, comporte non seulement de longues épines venimeuses, mais est également l’un des poissons au rythme de reproduction le plus rapide et est capable d’engloutir les réserves alimentaires des autres espèces.

Le tourisme menacé

Le nouveau projet de canal – l’élargissement et l’approfondissement de la voie navigable existante avec un canal de 35 km parallèle à l’original – a été ouvert en grande pompe au milieu de l’année 2015.

« Les Égyptiens ont déployé un effort énorme afin d’offrir à l’humanité ce cadeau pour son développement et sa construction », a déclaré Sissi.

« Nous faisons face à un effondrement écologique et économique total dans la région méditerranéenne »

Les scientifiques se sont montrés moins enthousiastes. « Les considérations commerciales ont pris le dessus sur tout le reste », a déclaré à MEE le professeur Jason Hall-Spencer, de l’École de sciences biologiques et marines de l’Université de Plymouth, au Royaume-Uni.

« Ce que beaucoup de gens ne comprennent pas, c’est que ces espèces envahissantes peuvent causer des dommages économiques considérables sur le long terme et menacer les réserves de pêche à travers une très vaste zone. »

Le point de vue du professeur Hall-Spencer est repris par le docteur Bella Galil, du Musée Steinhardt d’histoire naturelle de l’Université de Tel Aviv, qui surveille depuis plusieurs années les espèces envahissantes dans la région.

Des enfants observent des méduses recroquevillées sur une plage de la ville côtière israélienne de Netanya, au nord de Tel Aviv (AFP)

« La sonnette d’alarme est tirée, a affirmé Galil dans une interview. Toute la chaîne alimentaire est en train d’être perturbée. Chaque fois qu’il y a un agrandissement du canal, nous observons un pic du nombre d’espèces envahissantes. La Méditerranée est en effet une mer fermée – une baignoire – et une fois que ces espèces arrivent, on ne peut pas s’en débarrasser. »

« Non seulement l’écologie de la mer est détruite, mais les millions de dollars que des pays comme la Turquie et la Tunisie ont investis dans le tourisme sont également menacés. La dernière chose que les visiteurs sur les plages en juillet et en août souhaitent rencontrer, ce sont des bancs de méduses urticantes. »

Un « aveuglement intentionnel »

Les travaux du nouveau canal – achevés en un an – ont été précipités sans que survienne ce que l’on aurait pu considérer comme une étude complète de son impact écologique potentiel.

Alors que les travaux de dragage et de construction se poursuivaient, un groupe de scientifiques issus de 39 pays a écrit au début de l’année 2015 une lettre adressée à des organisations internationales, dont l’Union européenne, plaidant en faveur d’une étude d’impact environnemental (EIE) complète et indépendante.

À LIRE : Pourquoi 2017 est l’année où Sissi sombrera

« Il s’agit d’une occasion de prévenir ou de minimiser un potentiel revers écologique considérable pour la biodiversité et l’écosystème de la mer Méditerranée et elle ne doit pas être manquée », ont déclaré les scientifiques.

Ces derniers affirment qu’aucune EIE appropriée – en accord avec les accords transfrontaliers internationaux sur les voies navigables – n’a été effectuée, bien que des responsables du ministère égyptien de l’Environnement soutiennent que leur propre EIE, qui n’a pas encore été publiée, n’a pas fait état du moindre impact environnemental.

« La véritable histoire est celle d’un aveuglement intentionnel de divers organismes internationaux qui ne surveillent pas ce qui se passe », affirme le docteur Galil.

« Cette situation a un impact sur l’ensemble de la Méditerranée, mais ces gens ne font que parler – et ne prennent aucune mesure. Ils ont même suggéré que beaucoup de ces espèces n’étaient en aucun cas envahissantes, mais existaient naturellement. Pendant ce temps, une catastrophe est en train de se jouer. »

Une nouvelle ère économique ?

Les avantages économiques du nouveau canal ont été soulignés à maintes reprises. Les responsables égyptiens affirment qu’en augmentant le nombre de navires transitant par le canal, les recettes annuelles passeront de 5,3 milliards de dollars à la fin de l’année 2015 à plus de 13 milliards de dollars en 2023.

« Les Égyptiens connaîtront une nouvelle ère économique qui dépendra de la force du peuple et le projet appartiendra aux Égyptiens », a soutenu Sissi.

Bateau militaire égyptien en patrouille sur le nouveau canal de Suez, à côté de panneaux indiquant « Bienvenue en Égypte » et « Vive l’Égypte », le slogan de la campagne électorale du président (AA)

Il a été question de créer jusqu’à un million d’emplois dans de nouvelles zones de développement le long du nouveau canal. Nombreux sont ceux qui sont très fiers de ce programme : une grande partie du coût du projet a été couverte par des Égyptiens qui ont investi dans des obligations d’État.

Quelques mois seulement après l’ouverture du canal, Sissi a fièrement annoncé que le coût du projet avait déjà été amorti, bien qu’il ait parlé d’un budget de 2 milliards de dollars alors que des responsables avaient déclaré auparavant que le coût du programme s’élevait à plus de 8 milliards de dollars.

Malgré les dires du président, les premières indications tendaient à prouver que le nouveau canal n’apportait pas les gains financiers projetés.

Comment arrêter le flux d’espèces envahissantes

Les scientifiques ont suggéré des moyens de minimiser le passage d’espèces envahissantes par le canal. Dans certaines parties du monde, des barrières électrifiées sont utilisées pour empêcher la migration des poissons. La mise en place d’un rideau de bulles à travers le canal pourrait également dissuader de nombreuses espèces.

Une des solutions les plus pratiques serait peut-être de construire une usine de dessalement le long du canal. L’eau salée produite par l’usine servirait alors de barrière contre les espèces.

« Le canal de Suez est un couloir de navigation très important et un lien vital pour le commerce mondial », explique le docteur Galil.

« Bien entendu, personne ne souhaite sa fermeture, mais son fonctionnement doit être surveillé et géré efficacement. Dans le cas contraire, nous faisons face à un effondrement écologique et économique total dans la région méditerranéenne. »

Kieran Cooke, ancien correspondant à l’étranger pour la BBC et le Financial Times, collabore toujours avec la BBC et de nombreux autres journaux internationaux et radios.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : une méduse nomade (Rhopilema nomadica) nage près d’un plongeur (MEE/Shevy Rothman).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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