Jonathan Littell et l'impossible procès des enfants-soldats

Dans les années 90, l'Ouganda et ses voisins sont confrontés aux exactions de l'Armée de résistance du seigneur. Pour réaliser “Wrong Elements”, son époustouflant documentaire, l'écrivain-reporter a recueilli les témoignages d'ex-enfants-soldats transformés en bourreaux.

Par Propos recueillis par Samuel Douhaire

Publié le 23 mars 2017 à 10h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h58

Avant d’écrire Les Bienveillantes (prix Goncourt 2006), Jonathan Littell était travailleur humanitaire. En 1997, alors qu’il est envoyé en mission à l’est de la République démocratique du Congo (RDC), il entend parler pour la première fois de la Lord's Resistance Army (Armée de résistance du seigneur ou LRA), un mouvement rebelle en lutte contre le pouvoir central dans l’Ouganda voisin. La LRA, dirigée par un jeune insurgé de l’ethnie acholie, Joseph Kony, s’est développée en multipliant les enlèvements d’adolescents, transformés en soldats. Treize ans plus tard, un ami de Médecins sans frontières qui travaille dans la région, lui apprend que la LRA, quoiqu’affaiblie, poursuit ses kidnappings, ses pillages et ses tueries dans les Etats voisins du Sud-Soudan, de la RDC et de la République centrafricaine. Jonathan Littell, « stupéfait par cette information », va publier deux longs reportages sur le sujet dans Le Monde Magazine en octobre 2010 et août 2011.

Quand le producteur Jean-Marc Giri lui propose de réaliser son premier film, le journaliste-écrivain décide de partir sur les traces des anciens enfants-soldats de la LRA. Dans Wrong Elements, superbe documentaire sorti en salles le mercredi 22 mars, il fait parler Geofrey et Mike qui, dès l’âge de 13 ans, ont reçu l’ordre de torturer et de tuer. Mais aussi Nighty, l’une des nombreuses épouses forcées de Joseph Kony. Leurs témoignages évoquent l’horreur de la guerre civile et le difficile retour à une vie normale. Entretien avec Jonathan Littell.

Les soldats de la LRA furent des bourreaux mais aussi, parce qu’ils ont été enlevés très jeunes pour devenir des combattants, des victimes. La question de la responsabilité individuelle face au mal se pose-t-elle de manière plus aigüe quand on parle d’enfants-soldats ?

La réponse est oui, mais avec plein de bémols. On peut comparer la situation des enfants-soldats à celle de la conscription. Du point de vue de la LRA, le peuple acholi donne ses enfants pour la lutte contre le pouvoir ougandais – une forme extrême de service militaire obligatoire, en somme. En France, la conscription a duré jusqu’en 1997, sauf que les garçons avaient au moins 18 ans, et pas 13. Treize ans, c’est très jeune mais dans des pays très pauvres, les enfants grandissent beaucoup plus vite, sont plus adultes et responsables que dans nos sociétés occidentales où on a tendance à infantiliser les gens très longtemps. En Europe, l’âge de la prescription était plus élevé, mais le principe, toutes proportions gardées, était le même: on mobilise des gens suffisamment forts pour se battre mais pas encore formés psychiquement afin d'être sûr qu’ils soient bien endoctrinés. Quand je travaillais pour Action contre la faim en Tchétchénie, en 1996, l’armée russe était encore composée de conscrits : les soldats qui contrôlaient les check-points, c’étaient des mômes couverts de boutons…

Un long passage de votre documentaire est consacré au cas ambigu d’un officier supérieur de la LRA. Dominic Ongwen s’est rendu en pensant être amnistié comme tous les « repentis » du mouvement. Or, à sa grande surprise, il est arrêté pour être jugé devant la Cour pénale internationale. Pourquoi cette différence de traitement ?

La loi d’aministie voulue par le gouvernement ougandais en 2000 pour mettre fin à la guerre civile, stipule que tout membre de la LRA se rendant volontairement ne sera pas inquiété par la justice, quel que soit son rang et ses crimes. Seules exceptions: les combattants recherchés par la Cour pénale internationale - c’est le cas de Dominic Ongwen.

La loi était conçue pour encourager les grands commandants de la LRA à faire défection avec tous leurs hommes - et ça a bien marché. Du coup, nombre d’officiers de la première heure « repentis » comme Kenneth Banya ou Sam Kolo peuvent aujourd’hui se promener aujourd’hui tranquillement au marché alors que ce sont eux qui ont mis au point les enlèvements systématiques d’adolescents.

Ongwen a été kidnappé quand il avait 10 ans. Certes, il est ensuite monté dans la hiérarchie de la LRA parce qu’il était beaucoup plus motivé que les autres, et il a commis des atrocités parce qu’il a complètement pété les plombs. Mais Geofrey et Mike, les anciens enfants-soldat, ne comprennent pas pourquoi Ongwen doit être jugé à La Haye, parce qu’ils le considèrent comme un des leurs: il a été enlevé et torturé comme eux. La majorité de la population acholie, dans le nord de l’Ouganda, pense la même chose: Ongwen a été enlevé, ce n’est pas de sa faute; qu’on aille plutôt blâmer ceux qui l’ont transformé en criminel. 

Geofrey

Geofrey © Marine Gautier - 2016 Veilleur de nuit - Zero One Film

Quels sont les freins à la réinsertion des enfants-soldats ?

Geofrey ne peut pas revenir dans sa région natale, il a été reconnu par un survivant d’un massacre, et a échappé de peu à des représailles. Mais à Gulu (dans le Nord du pays, ndlr), où il réside désormais, personne ne l’embête. En général, les repentis de la LRA sont acceptés par la société. Mais certains leur reprochent de toucher des allocations d’asistance ou d’éducation auxquelles les Ougandais qui n’ont pas été enlevés n’ont pas droit - Geofrey a ainsi obtenu une bourse d’études qui lui a permis d'aller  à l’université. Les mêmes reprochent au gouvernement de mieux traiter les anciens de la LRA que leurs victimes, qui ont dû croupir des années dans des camps de réfugiés.

La situation est plus difficile pour les ex-« épouses de guerre », souvent sexuellement traumatisées, avec tous les problèmes psychiques que cela pose. Dans leur immense majorité, les filles enlevées par la LRA sont sorties du bush avec des enfants. Il faut savoir que la société acholie est clanique: l’accès aux terres est déterminé par le clan du père. Conséquence: si tu n’a pas de père, tu n’a pas de clan; et si tu n’a pas de clan, tu n’as pas de terres. Or, l'immense majorité des gamins nés dans le bush, ne sont pas reconnus par le clan paternel. Et ils sont souvent rejetés par le clan maternel et/ou le nouveau mari de la père. Se greffe là dessus un problème de croyance: nombre d’Ougandais considèrent que les gamins qui sortent du bush sont contaminés par un mauvais esprit: ils porteraient malheur, et pourraient contaminer les enfants « sains » du clan. Ils sont victimes d’une stigmatisation totale, sans aucun moyen financier pour les aider. On parle quand même de 5000 enfants.

Wrong Elements, documentaire de Jonathan Littell. En salles.

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