Interview

«L'Etat nord-coréen emploie des centaines de hackers»

Le chercheur Benoît Hardy-Chartrand réagit aux informations selon lesquelles Pyongyang aurait délesté la banque centrale du Bangladesh de 81 millions de dollars.
par Laurence Defranoux
publié le 24 mars 2017 à 12h46

Un casse monumental dans les caisses d'un Etat, piloté par un gouvernement étranger ? Ce scénario inédit semble s'être déroulé en février, lorsque 81 millions de dollars (75 millions d'euros) ont disparu d'un compte de la banque centrale du Bangladesh géré à New York par la Réserve fédérale américaine (Fed). Selon le Wall Street Journal, ce hold-up dans un système informatique réputé inviolable a été commis par la Corée du Nord, et l'argent viré sur un compte aux Philippines avant d'être blanchi dans des casinos. Les hackers avaient inondé la Fed de ­demandes de virements pour une somme totale de 951 millions de dollars, via le système international de transfert bancaire Swift. Toutes les transactions ont été bloquées, sauf 20 millions récupérés au Sri Lanka, qui s'ajoutent donc aux 81 millions venant du compte bangladais. Benoît Hardy-Chartrand, chercheur au Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale (Cigi), un groupe de réflexion canadien, réagit aux révélations des enquêteurs américains.

Est-il plausible que le gouvernement de Pyongyang ait commandité ce piratage ?

C'est une somme énorme, mais c'est plausible. Les capacités nord-coréennes en termes de cyberattaque sont très sous-estimées par la communauté internationale. L'Etat nord-coréen emploie des centaines de hackers, choisis parmi les plus brillants étudiants du pays, et dont le rôle est de mener des attaques informatiques contre des cibles étrangères. Depuis plusieurs années, son agence spécialisée dans la piraterie a enregistré beaucoup de succès, notamment contre une grande banque et des agences gouvernementales en Corée du Sud. On se souvient aussi du piratage de Sony Pictures Entertainment fin 2014 pour protester contre la diffusion d'une comédie sur Kim Jong-un. Pour certains experts, la technologie nord-coréenne en matière de cybertattaques est parmi les meilleures au monde.

Quel est l’objectif de Pyongyang ?

Le piratage informatique représente une manière efficace et relativement peu coûteuse d’infliger des dommages à ses ennemis, puisque ses capacités militaires conventionnelles ne lui permettent pas de rivaliser avec les Etats-Unis. C’est une stratégie de guerre asymétrique. Depuis longtemps, on soupçonnait Pyongyang d’utiliser des intermédiaires chinois pour ses attaques, ce qui semble être le cas cette fois-ci. Donc oui, la Corée du Nord a la capacité d’avoir réalisé cette opération. Mais cela ne veut pas dire forcément que c’est elle.

La Corée du Nord est-elle un Etat criminel ?

Elle est considérée comme un Etat voyou depuis plusieurs décennies. Le trafic de drogue a été une source de revenus importante pour le pays pendant longtemps. En 2003, un bateau nord-coréen avait été arrêté par la marine australienne, avec à son bord une cargaison d’héroïne valant des dizaines de millions de dollars. La production semble s’être orientée depuis sur la méthamphétamine. La «crystal meth» qui sort des laboratoires d’Etat est de très haute qualité. Pyongyang avait aussi développé durant les années 90 et 2000 une expertise dans la contrefaçon de billets de 50 et 100 dollars américains, très difficiles à distinguer, mais il semble que le régime a mis un terme à cette production.

Le blanchiment d’argent est-il aussi une spécialité nord-coréenne ?

C'est une préoccupation de longue date. En 2016, le département du Trésor américain a désigné la Corée du Nord comme un «Etat préoccupant en termes de blanchiment d'argent sale» («money laundering concern») dans le cadre du Patriot Act. Les banques internationales qui font affaire avec Pyongyang et détiennent des comptes nord-coréens sont désormais interdites de transactions sur le marché américain, ce qui est problématique pour elles. On sait aussi que, pendant plusieurs années, Macao a été le centre de nombreuses activités illicites nord-coréennes via les casinos.

De quels autres trafics la Corée du Nord tire-t-elle aujourd’hui des revenus ?

Il y a la traite de personnes. Entre 50 000 et 100 000 travailleurs nord-coréens sont employés à l’étranger, par exemple dans les forêts en Russie ou sur les chantiers de la Coupe du monde 2022 au Qatar, dans des conditions proches de l’esclavage – la plus grande part de leur salaire est prélevée par Pyongyang. Les Etats-Unis et la Corée du Sud tentent de convaincre les pays hôtes d’enrayer cette pratique, mais tout le monde y trouve son compte. Les pays hôtes peuvent compter sur une main-d’œuvre bon marché, la Corée du Nord en tire de bons revenus et les ouvriers nord-coréens gagnent souvent plus que chez eux, même si les conditions sont très difficiles.

Et les armes ?

Le commerce illicite d'armes engrange aussi des revenus considérables pour l'Etat nord-coréen. On sait qu'il a vendu des missiles, des composantes de missiles et même son expertise en la matière à des pays comme l'Iran, la Syrie et l'Egypte. Il vend aussi des armes légères à l'Angola et à l'Ouganda : des cargaisons destinées au continent africain ont été saisies dans la dernière année. Ces transactions, plus difficiles à détecter, permettent au régime de Kim Jong-un d'outrepasser les sévères sanctions internationales qui lui sont imposées.

Quelle est la part des revenus nord-coréens issus des activités illicites ?

C’est très difficile à dire, puisqu’il s’agit là de commerce souterrain et que Pyongyang ne publie aucune statistique économique. Les estimations sont très variées, mais selon l’ONU, à eux seuls, les travailleurs à l’étranger rapportent entre 1 et 2 milliards de dollars par an, ce qui est déjà beaucoup. Compte tenu des sanctions qui restreignent ses exportations, nous pouvons soupçonner que les activités illicites prennent une part grandissante dans l’économie de la Corée du Nord.

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