Analyse

Le traité de Rome célébré par une Europe qui rame

Les Vingt-Sept se retrouvent ce samedi au Capitole pour fêter l’anniversaire du texte fondateur, sur fond de Brexit et autres crises diverses.
par Jean Quatremer, envoyé spécial à Rome
publié le 24 mars 2017 à 19h46

Les 27 chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne ont jugé nécessaire de faire le déplacement à Rome, ce samedi, pour fêter la signature de leur traité fondateur, le 25 mars 1957. Une cérémonie a priori étrange : 60 ans, ce n’est en rien un anniversaire symbolique. Mais il fallait montrer qu’en dépit des crises, de la défection prochaine du Royaume-Uni - qui n’a d’ailleurs pas été invité - et du virage antieuropéen du bienveillant parrain américain, ou encore des doutes d’une partie des opinions publiques, l’Union reste unie et croit toujours en son avenir. En ce 25 mars 1957 pluvieux, la signature du traité de Rome sur le Capitole, dans la salle des Horaces et des Curiaces, n’a pas attiré les grandes foules. C’est même plutôt l’indifférence qui domine : le traité créant la Communauté économique européenne (CEE) - un second traité tombé dans l’oubli depuis, la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom), est signé le même jour - se présente comme un texte économique aride, apparaissant surtout comme un lot de consolation après que la France eut enterré, en août 1954, la CED, un projet d’armée européenne et de fédération politique, qu’elle avait pourtant proposé. La presse européenne n’en fait d’ailleurs pas ses gros titres, les Britanniques, non signataires, se distinguant dans cet exercice d’indifférence médiatique.

Incontestable succès

A l’époque, les six Etats fondateurs eux-mêmes ne cherchent pas à donner un lustre particulier à l’événement : ils n’ont envoyé à Rome que leurs ministres des Affaires étrangères pour signer… une série de pages blanches, les textes des traités n’ayant pas encore été finalisés et imprimés. Il faut dire que tout le monde a la tête ailleurs : la guerre froide, après la répression du soulèvement de Budapest en 1956, a franchi un nouveau degré. La France, humiliée par sa défaite en Indochine en 1954 et le fiasco de l’expédition de Suez en 1956, s’enfonce dans la guerre d’Algérie. Partout, les stigmates du conflit sont encore présents et l’urgence reste à la reconstruction. Néanmoins, Konrad Adenauer, le chancelier de la toute jeune République fédérale d’Allemagne, qui a vu le jour huit ans plus tôt, a tenu à faire le déplacement. C’est sans doute le seul, parmi les chefs de gouvernement du moment, qui a compris l’importance de la pièce qui se joue ce jour-là, à la fois pour son pays qui retrouve enfin sa place au sein du concert des nations, et pour l’intégration politique du Vieux Continent. C’était bien vu : soixante ans plus tard, la CEE s’est transformée en une Union européenne devenue la première puissance économique et commerciale de la planète, dix-neuf de ses Etats membres partagent la seconde monnaie de réserve du monde, les six fondateurs (France, Allemagne, Italie et Benelux) ont été rejoints par 22 autres pays, y compris des Etats qui ont été pendant quarante ans des dominions de l’ex-URSS, et, on l’oublie trop souvent, la paix et la démocratie règnent en Europe. Un incontestable succès pour un ensemble qui a traversé de multiples crises depuis 1957, et dont la mort imminente est annoncée avec une régularité métronomique par de fins observateurs.

Décennie de tempêtes

Si les Vingt-Sept ont jugé maintenant utile de se réunir solennellement pour adopter une «déclaration de Rome», rappelant les succès européens, proclamant leur «unité» et affirmant leur volonté de s'intégrer davantage d'ici à 2027 dans divers domaines (social, défense, sécurité intérieure), c'est en raison de la panique déclenchée par le Brexit en juin. Hasard (ou pas) du calendrier, Theresa May va demander, mercredi, la mise en œuvre de l'article 50 du traité européen, presque un an après le référendum du 23 juin, ce qui marquera le début des négociations de sortie de l'Union, qui s'achèveront en 2019. Ce divorce, après quarante-six ans de vie commune, est une première, le processus communautaire ayant été conçu comme irréversible. Ainsi, le préambule du traité de Rome proclame que son but est d'établir «les fondements d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens», ce qui paraît désormais sérieusement compromis. Mais le Brexit n'est que la dernière vague d'une décennie de tempêtes : crise financière et économique en 2007-2008, crise de la zone euro en 2010-2012, crise des réfugiés en 2015-2016, crise sécuritaire depuis 2015 avec l'irruption du terrorisme islamiste. A cela s'ajoute la menace russe à l'Est, Moscou poursuivant son œuvre de déstabilisation de l'Ukraine, et surtout la dérobade américaine à l'Ouest, Donald Trump affichant son intention de faire éclater ce qu'il qualifie de «consortium bureaucratique» et de ne plus assurer que contre paiement la sécurité du Vieux Continent. Pour la première fois de son histoire, l'Union se retrouve sans allié.

La même salle des Horaces et des Curiaces se préparant vendredi à recevoir les 27 chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne. Photo Remo Casilli. Reuters

Reste que l’effet domino redouté n’a pas eu lieu, ce qui rend la réunion un rien surréaliste. C’est même le contraire qui s’est passé, les enquêtes d’opinion montrant une nette remontée du sentiment proeuropéen au lendemain du référendum britannique, y compris au Royaume-Uni. De même, la percée du PVV europhobe de Geert Wilders aux Pays-Bas ne s’est pas produite, près de 80 % des Néerlandais ayant porté leur voix sur des partis europhiles (dont les Verts et les libéraux de D 66).

Déclaration prudente

En Allemagne, le retour sur la scène nationale de l'ancien président social-démocrate du Parlement européen Martin Schulz, fédéraliste convaincu, a non seulement déstabilisé, à six mois des législatives, une Angela Merkel qui n'aura pas marqué l'histoire par son engagement européen, à la différence d'un Helmut Kohl, mais ramené les europhobes d'Alternative für Deutschland (AfD) sous la barre des 10 % d'intentions de vote. Reste l'inconnue de la France, même si l'attachement de plus de 70 % des Français à l'euro semble constituer un plafond de verre infranchissable pour le Front national. «En fin d'année, on pourrait très bien avoir Martin Schulz chancelier en Allemagne et Emmanuel Macron président en France, observe un responsable européen. Alors qu'on craignait une Marine Le Pen présidente, une Angela Merkel devant composer avec une AfD à 15 % ou 20 %, un Geert Wilders dans la majorité parlementaire, un Beppe Grillo à la tête de l'Italie.» Sigmar Gabriel, lors du congrès du Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD), qui a élu Schulz à la tête de l'organisation dimanche dernier, a d'ailleurs fait applaudir le leader d'En marche. En outre, la société civile proeuropéenne semble se réveiller, comme le montre le mouvement Pulse of Europe, lancé fin 2016 en Allemagne, qui rassemble chaque semaine des milliers de citoyens soutenant l'Europe.

Plus surprenant, la Pologne, la Hongrie ou la République tchèque, trois pays dirigés par des majorités eurosceptiques, voire europhobes, qui violent une partie des valeurs européennes, notamment en refusant d’accueillir des réfugiés sur leur sol ou en s’affranchissant des règles de l’Etat de droit, n’ont pas profité du Brexit pour claquer la porte. Bien au contraire : ils attestent désormais de leur attachement à l’Union, combattant même fermement l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses portée par Berlin et Paris. Non par brusque conversion europhile, mais par peur de perdre les avantages que leur procure l’UE, le budget européen leur versant notamment 4 % de leur PIB chaque année. La «déclaration de Rome» (et ce n’est pas un hasard) est d’une rare prudence sur ce point. Ainsi, la zone euro est à peine mentionnée alors qu’il y a urgence à la consolider, comme l’a souligné le Parlement européen en adoptant, en février, avec une forte opposition des députés d’Europe de l’Est, un rapport proposant la création d’un budget de la zone euro, d’un ministre des Finances et d’un Trésor européen. Les pays de l’Est craignent notamment que le budget de la zone euro absorbe à terme une partie du budget des Vingt-Sept. Ce qui est fort probable, les ressources budgétaires n’étant pas extensibles. Le problème est que, pour approfondir à dix-neuf, il faut passer par une modification des traités européens à l’unanimité des Vingt-Sept, ce qui paraît impossible, sauf épreuve de force entre les dix-neuf et les huit qui n’ont pas l’euro comme monnaie.

Celle-ci aura sans doute lieu un jour : le sommet de Versailles du 6 mars, qui a réuni les «grands» pays d’Europe de l’Ouest (Allemagne, Italie, France et Espagne), était en lui-même un avertissement. D’autant que beaucoup sont de plus en plus agacés par leurs homologues de l’Est qui considèrent que la solidarité est à sens unique : à Berlin, on ne fait pas mystère que le refus d’accueillir des réfugiés se paiera un jour. Autrement dit, l’Europe à plusieurs vitesses permettra de resserrer les rangs en marginalisant les «mauvais» élèves, ce que Varsovie ou Budapest ont parfaitement compris. Mais tant que la poussière des élections françaises et allemandes ne sera pas retombée et les équipes dirigeantes renouvelées, l’avenir de l’Union restera entre parenthèses.

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