Portraits de voyageurs saisis par le photographe Reinier Gerritsen, à découvrir dans son ouvrage "The Last Book".

Portraits de voyageurs saisis par le photographe Reinier Gerritsen, à découvrir dans son ouvrage "The Last Book".

REINIER GERRITSEN/COURTESY JULIE SAUL GALLERY NEW YORK

Vous les avez sûrement vu passer sur Facebook, ces petites vidéos hilarantes: dans le métro new-yorkais, le comédien de stand-up Scott Rogowsky est plongé, l'air de rien, dans de gros pavés à la (fausse) couverture délirante: 101 exercices pour augmenter la taille de votre pénis...; Comment retenir un pet; Mein Kampf expliqué aux enfants..., tandis que sa complice filme, incognito, la réaction des autres usagers. Ils sont hilares, circonspects, mais rarement indifférents.

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Logique: dans une rame, on adore tous espionner la lecture du voisin! Ce canular à épisodes a fait le tour de la Toile. Mais en fait, aujourd'hui, tout anonyme qui lit dans le métro new-yorkais a parfois droit à son quart d'heure de célébrité. Il peut lui arriver, par exemple, d'être interviewé sur son choix d'ouvrage, puis photographié avec lui, pour la Subway Book Review (SBR), le compte Instagram d'Uli Beutter Cohen, jeune entrepreneuse digitale.

Lecteurs connectés

Enfants ou vieux messieurs, fans de La Fille du train ou de Dostoïevski, ados accros à l'heroic fantasy, elle les transforme tous en critiques littéraires éphémères. En lisant ces petits posts, rapidement devenus cultes (la SBR a plus de 70000 abonnés), on partage un moment, curieusement intime, avec chacun, et on glane plein de conseils de lecture au passage.

Le photographe néerlandais Reinier Gerritsen, lui, tire le portrait d'usagers décidés à bouquiner coûte que coûte, même accrochés au poteau, dans un wagon bondé. Ses clichés ont été rassemblés dans un ouvrage baptisé... The Last Book (1). Si un apprenti dictateur nous concoctait un remake de Fahrenheit 451, le "dernier livre", sauvé par une poignée de résistants, c'est dans le métro qu'on le trouverait!

Moins intello, le compte Hot Dudes Reading (beaux gosses en train de lire... dans le métro!) cumule 900000 followers dans le monde entier, et sa version papier (2) s'arrache!

Espèce en voie de disparition, au milieu d'une marée de passagers rivés à leur smartphone ou retranchés sous leur casque audio, les irréductibles lecteurs du métro fascinent aussi... de ce côté-ci de l'Atlantique.

Ce grand "book club" souterrain

La SBR a depuis peu une déclinaison londonienne. Et à Paris, Audrey Siourd, attachée de presse musicienne et photographe, vient d'exposer à la Villa des Arts sa série Les Liseuses de bonne aventure: des instantanés, sensibles et sereins, de femmes lisant dans une voiture de la RATP.

"Je voulais montrer la 'puissance' de la lecture, raconte-t-elle. La capacité d'un bouquin à vous aspirer totalement, même dans un contexte où l'on est serrés, secoués, agressés par la musique du voisin... Qu'importe, le livre est le plus fort! On peut s'abstraire de tout le reste."

Ses "liseuses" ont adoré le projet: "Avant d'obtenir un laissez-passer officiel de la RATP, il m'arrivait de poster des portraits volés sur les réseaux sociaux. Certaines se sont reconnues, mais, au lieu de râler, elles m'ont contactée pour me remercier! Je les sentais fières d'appartenir à cette communauté des 'lecteurs du métro'."

Hasard ou coïncidence? Ce grand "book club" souterrain, la romancière Christine Fleury vient de lui consacrer son dernier livre, La fille qui lisait dans le métro (Denoël). Chaque matin, Juliette, son héroïne, observe ses compagnons de lecture sur la ligne 6. Un jour, alors qu'elle a raté sa station, elle tombe sur une bibliothèque cachée, et sur l'étrange bibliophile reclus qui l'a constituée. Il la charge d'une mission: devenir "passeuse de livres". Où ça? Devinez...

Un idylle qui ne date pas d'aujourd'hui

Bien sûr, ces "affinités électives" entre le livre et le métro ne datent pas d'aujourd'hui. Qui n'a jamais eu l'intuition qu'une rame RATP, avec ses lecteurs inconnus, était une mine d'histoires en devenir, du pur terreau romanesque? Régulièrement, on s'y sent attiré par cette jeune fille qui lit Belle du Seigneur (on a adoré, à son âge). On a envie de parler à cet homme plongé dans Purity, le dernier Franzen (on a adoré, récemment).

Portraits de voyageurs saisis par le photographe Reinier Gerritsen

Portraits de voyageurs saisis par le photographe Reinier Gerritsen

© / REINIER GERRITSEN/COURTESY JULIE SAUL GALLERY NEW YORK

Souvenez-vous, aussi, des mythiques petites annonces de Libé: "Vous lisiez Cité de verre, de Paul Auster, vous êtes descendue à Jasmin, nos regards se sont croisés..." Le métro n'a pas attendu la naissance des réseaux sociaux pour devenir un lieu book-friendly... et plein de promesses. Mais aujourd'hui, toutes ces initiatives en ligne ont mis en lumière cette vaste communauté des lecteurs en sous-sol. Tissé de nouvelles correspondances entre ces anonymes. Rappelé combien le métro, environnement souvent jugé hostile, est aussi propice aux rencontres. Venue d'Allemagne,

Uli Beutter Cohen a lancé son projet dès son arrivée à Big Apple, "pour [me] sentir immédiatement connectée à tous ces gens si divers qui font pour moi la spécificité de cette ville. Le métro me semblait un parfait microcosme de la vie littéraire new-yorkaise, sur laquelle j'avais tant fantasmé. On y lit -et on m'y recommande souvent- des ouvrages très pointus. Et quand je quitte mon 'critique du jour', j'ai souvent l'impression qu'il aurait pu devenir un ami".

Ce n'est pas un hasard non plus si les adeptes du bookcrossing, cette pratique qui consiste à cacher des livres, en attendant qu'un lecteur inconnu les découvre, opèrent souvent dans les transports en commun. En novembre dernier, l'actrice Emma Watson, qui a fondé le book club féministe Our Shared Shelf (plus de 170000 adhérents en ligne), a dissimulé des ouvrages de Maya Angelou (auteur et activiste afro-américaine) dans le Tube londonien. Puis récidivé à New York, juste après l'élection de Donald Trump. Joli coup de pub pour son partenaire, Books on the underground, la principale plate-forme britannique de partage de livres...

Les éditeurs à la conquête du métro

Du coup, les professionnels du livre adorent désormais "plonger" à la rencontre des lecteurs. Outre-Manche, Penguin a sorti un coffret spécial commute de 12 nouvelles, un par ligne du métro londonien. Le réseau madrilène, lui, dispose d'une véritable bibliothèque: on emprunte des titres dans les 12 principales stations, et on les rend via des "boxes", disséminées partout. Pour son lancement, Booxup, la première appli d'échange et de vente de livres d'occasion entre particuliers, a distribué 1000 ouvrages dans le métro parisien. On les "passait à son voisin" via le hashtag #freeyourbooks.

Portraits de voyageurs saisis par le photographe Reinier Gerritsen

Portraits de voyageurs saisis par le photographe Reinier Gerritsen, à découvrir dans son ouvrage "The Last Book".

© / REINIER GERRITSEN/COURTESY JULIE SAUL GALLERY NEW YORK

Les éditeurs profitent aussi de ce trajet maison-bureau... pour tenter de convertir les réfractaires à l'eBook. L'an dernier, Penguin Random House a proposé près de 200 nouvelles ou extraits de romans récents à télécharger gratuitement, dans les stations new-yorkaises équipées de WiFi. Transpole, le gérant du métro lillois, avait offert l'équivalent en 2014. Tant mieux si cette offre numérique permet de séduire de nouveaux lecteurs. Et fait concurrence aux horripilants jeux Fruit Ninja et Candy Crush!

À l'avant-poste de la réhabilitation du livre papier

Mais les lecteurs assidus célébrés actuellement dans les galeries ou sur la Toile, eux, préfèrent le livre à l'ancienne. Aujourd'hui, ils savourent leur heure de gloire, leur soudaine reconnaissance: désormais, de prestigieux éditeurs parisiens postent régulièrement sur Instagram des images de leur dernière parution "vue dans le métro"!

La banquette RATP? Plus chic que le Café de Flore! Ces discrets influenceurs souterrains savent qu'ils sont à l'avant-poste de la réhabilitation du livre papier, tendance de fond du moment. Car depuis qu'on passe notre vie sur nos tablettes, le "vrai" livre se porte parfois, désormais, en étendard fashion. Témoin, les minaudières brodées de couvertures vintage d'Olympia Le-Tan, ou les bougies parfumées senteur "vieux papier".

Aux Etats-Unis, où, faute de loi Lang, les librairies sont bien plus menacées qu'ici, les amoureux des livres arborent des tote bags à l'effigie de Virginia Woolf ou de Jane Austen, ou des tee-shirts "Reading is sexy". Nul doute que les lecteurs en sous-sol adhèrent également à ce slogan. Mais ils se passent de produits dérivés. Ils fréquentent quotidiennement "le métro, la plus grande bibliothèque du monde" (dixit Daniel Pennac dans Comme un roman). Et même si celui-ci les mène d'une sinistre banlieue à un austère bureau, pour eux, chaque jour est un voyage...

Sur Instagram

@subwaybookreview

@hotdudesreading

Sur le web

booksontheunderground.co.uk

penguinrandomhouse.com

goodreads.com

Sur smartphone

Booxup (iOS et Android)

(1) Aperture Publishing.

(2) 6Atria Books.

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