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Enquête

Quand les algorithmes entrent dans les prétoires

Par Valérie de Senneville

Publié le 22 mars 2017 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Des algorithmes puissants permettent aujourd'hui d'anticiper le sens des décisions de justice. Les avocats et les juges vont-ils se transformer en Madame Irma des prétoires et prédire dans leur boule de cristal numérique l'issue des litiges ou le montant des indemnités ?

Agauche de l'écran bleu allumé, les décisions de justice apparaissent à toute vitesse, certains mots sont surlignés; sur la droite, en parallèle, une carte de France se détache, des graphiques se dessinent... « Voilà, dit-il, si vous avez été licencié pour injure et que vous voulez faire requalifier votre licenciement sans cause réelle et sérieuse, mieux vaut dire que vous étiez un peu éméché (24 % de requalification, contre 17 % dans le cas d'une "simple" injure) et mieux vaut que votre entreprise soit en Bretagne ou y habiter, ou y avoir exécuté votre travail [lieux possibles pour intenter une action en droit du travail, Ndlr], car vous aurez alors la plus forte indemnité... Ah ! Mais attention, vous avez vu, la tendance est à la baisse. »

Oui, on a vu. Quelques minutes auparavant, Louis Larret-Chahine, le jeune cofondateur de Predictice, avait entré dans le moteur de recherche de la plate-forme : « licenciement - après 2013 - injure », et l'algorithme puissant avait scanné le 1,5 million de décisions de la base de données pour les analyser et présenter les chances de succès de la procédure et une estimation des indemnités. Quelques secondes ont suffi. « Dans quelque temps, nous pourrons également identifier les meilleurs arguments à mettre en avant lors d'un contentieux permettant à l'avocat d'ajuster sa stratégie », assure Louis Larret-Chahine.

Droit 2.0

C'est une des toutes dernières innovations technologiques du droit 2.0, ce que les « jurigeeks » ont baptisé « la justice prédictive » : des algorithmes permettant d'analyser en un temps record une masse énorme de jurisprudence pour anticiper le résultat d'un contentieux ou, à tout le moins, ses chances de succès ou d'échec; choisir les arguments les plus pertinents; ou évaluer le montant d'éventuelles indemnités... Pas de quoi transformer les avocats et les juges en Madame Irma des prétoires, mais un instrument de prévision et d'aide à la décision diablement efficace et qui intéresse de plus en plus les professionnels du droit et les entreprises. « On va gagner du temps », reconnaît Benjamin Pitcho, membre de l'incubateur du barreau de Paris. Mais si l'avocat y voit «« une chance pour la profession », il s'interroge sur « les enjeux éthiques » et « l'encadrement » du développement de la justice prédictive.

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Car si, jusqu'à présent, l'expérience était restée confidentielle, la loi pour une république numérique entrée en application au début de l'année 2017 a considérablement dopé le marché en ajoutant au Code de l'organisation judiciaire un article L.111-13, qui dispose notamment que « les décisions rendues par les juridictions judiciaires sont mises à la disposition du public à titre gratuit, dans le respect de la vie privée des personnes concernées ». En clair, les décisions de justice seront consultables par tous, mais devront être anonymisées.

Un travail de titan quand on sait que plus de 2,5 millions de décisions civiles et commerciales confondues sont rendues chaque année. Si, en théorie, toutes les décisions sont publiques, seulement une infime partie d'entre elles circule réellement en dehors des professionnels du droit. « Fin 2017, sur la base du flux actuel, nous serons à près de 500.000 arrêts anonymisés accessibles sur Jurinet [la base interne de la Cour de cassation, NDLR] et Légifrance. En 2015, 10.067 arrêts de cassation et 3.657 arrêts de cours d'appel ont été mis à disposition du public, avec des écarts très importants selon les cours au regard de leurs activités juridictionnelles respectives », a calculé Jean-Paul Jean, président de chambre à la Cour de cassation et directeur du service de documentation, des études et du rapport, lors d'un colloque sur ce thème.

« Dans quelques années, cela représenterait plus de 1,5 million de décisions anonymisables chaque année [...]. Le changement d'échelle est donc considérable; les moteurs de recherche vont tourner, et cette matière grise précieuse va produire une course entre explorateurs, avec une concurrence farouche pour découvrir des pépites avec l'appui des algorithmes », poursuit le magistrat.

La plupart des connaisseurs des arcanes jurisprudentielles estiment ainsi à au moins cinq ans le temps nécessaire pour mettre en ligne l'ensemble de la jurisprudence. D'ores et déjà donc, les start-up de justice prédictive sont dans les starting-blocks. Aujourd'hui, cinq plates-formes françaises se partagent ce marché encore balbutiant : Predictice, Case Law Analytics et Doctrine.fr sont les généralistes; Supra Legem s'est, pour sa part, concentrée sur le droit administratif; et Tyr Legal en droit du travail. Certaines en sont encore à des versions bêta travaillées en co-innovation avec des avocats ou des entreprises. Predictice a ainsi signé des partenariats avec des cabinets d'avocats comme Denton ou TaylorWessing, mais aussi avec Orange ou Axa protection juridique. « L'utilisation des plates-formes de justice prédictive nous permettent de consolider et d'affiner la stratégie de conseil et d'arbitrage à la main du client qui pourra ainsi prendre la meilleure décision de façon objective », observe Jean Manuel Caparros, responsable marketing, innovation et digital d'AXA protection juridique. « Utiliser l'intelligence artificielle permet, quand on rédige un contrat ou une clause pilote, de voir si cela peut provoquer un volume de litiges », explique aussi Jérôme Flament, juriste chez Orange.

Signe cependant que le marché est prometteur, Doctrine.fr, qui s'est lancé en février 2016, a déjà levé 2 millions d'euros auprès d'investisseurs et ambitionne de devenir le « Google du droit »; rien de moins. La plate-forme affirme travailler sur 3,5 millions de décisions. « Nous avons appris à des robots à parcourir le Web pour trouver des décisions de justice », explique Nicolas Busmante, cofondateur et dirigeant de Doctrine.fr. Plus de 7.000 avocats utiliseraient cette plate-forme qui leur permet d'évaluer notamment le temps d'une procédure et ses risques. Elle est, pour l'instant, la seule à afficher son prix d'abonnement de 159 euros par mois. Des services juridiques d'entreprise comme celui de SNCF Transilien, y voient « un gain opérationnel très clair ».« Quand ils sont chargés d'un dossier, les juristes ou conseils externes n'ont plus l'excuse du temps de recherche qui pouvait, auparavant, être colossal », assure son directeur juridique, Alexandre Mornay. Parmi les plates-formes de justice prédictive, seule SupraLegem, créée par Michael Benesty, avocat fiscaliste toujours en exercice, est en « open source ».

Inquiétude des juges

Les plates-formes de justice prédictive préfèrent se vendre moins comme un oracle que comme un véritable service : « Nous préférons décrire notre activité comme de la justice quantitative et quantification du risque juridique », explique Jacques Lévy Vehel, cofondateur de Case Law Analytics. De fait, pour le moment, « il y a beaucoup d'effets d'annonce », remarque Jean Lassegue, philosophe et chercheur au CNRS. L'épistémologue, qui a consacré de nombreux travaux à l'informatique, invite à s'interroger sur le problème de la qualification des faits et de leur catégorisation. « La machine ne peut pas régler cela », affirme Jean Lassegue. « Il est clair que, dès lors que l'on pose une mauvaise question, on va avoir une mauvaise réponse. C'est un outil rassurant pour le client et le justiciable, car cela permet d'objectiver les choses », confirme le bâtonnier de Lille, Stéphane Dhonte.

« Le nouveau rôle de l'avocat, combiné au mouvement de déjudiciarisation va changer notre pratique. Cela ne sert à rien de lutter contre un mouvement qui est une évidence », précise l'avocat, qui ajoute : « Prenez la réforme du divorce par consentement mutuel, les outils de justice prédictive vont nous aider à calculer au mieux les prestations compensatoires et à objectiver l'acte avec le client dans des dossiers à fort contenu émotionnel. » La réforme du 1er janvier 2017 a déjuridiciarisé le divorce par consentement mutuel en supprimant l'intervention du juge.

Mais, pour l'heure, le dispositif inquiète les juges. Signe des questions qui les taraudent, deux des plus hauts magistrats de France ont consacré à l'intelligence artificielle en matière judiciaire un moment de leur discours de rentrée solennelle. Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation, a ainsi averti : « Le XXIe siècle doit se préparer à une nouvelle révolution : l'"open data" [...]. Ce partage tendra à limer les disparités, souvent liées à l'ignorance du travail d'autrui. » Chantal Arens, la première présidente de la cour d'appel de Paris, est plus dubitative : « Le magistrat devra se prémunir des réponses rapides, automatiques qui rassemblent sous un même étiquetage des singularités irréductibles. »

Les enjeux sont réels. D'abord, parce que la justice prédictive fait « s'effondrer le mythe d'une loi impartiale et aveugle, de juges "bouches de la loi" en en révélant les caprices », analyse Antoine Garapon, magistrat et secrétaire général de l'Institut des hautes études sur la justice. Selon certains experts, l'avocat pourrait avoir aussi plus de mal à imposer des arguments novateurs ou allant à l'encontre d'une jurisprudence établie. Il existe aussi un vrai danger d'effet performatif, c'est-à-dire de tendre à favoriser une uniformisation des pratiques qui pourrait être sérieusement dommageable pour le justiciable. Un exemple extrême de ce danger est le système appelé « evidence-based sentencing », employé dans certains Etats américains, qui se fonde sur un algorithme pour calculer la durée de la peine d'un condamné censée minimiser son risque de récidive.

« Il y a quelques mois, cependant, l'administration Obama avait sorti un rapport pour calmer le jeu, car les résultats étaient trop discriminatoires », révèle Florence G'sell, professeur de droit privé de l'université de Lorraine.

De fait, l'expérience fait dangereusement penser au film d'anticipation « Minority Report », où la société du futur est imaginée comme ayant éradiqué le meurtre en se dotant du système de prévention dissimulé au coeur du ministère de la Justice, destiné à capter les signes précurseurs de violences homicides en arrêtant les « précoupables ». On n'en est pas là. Pour l'instant, les plates-formes françaises de justice prédictive s'interdisent d'ailleurs de s'attaquer à des algorithmes sur les décisions pénales. Un Livre blanc de bonnes pratiques sur le sujet serait à l'étude. Une prédiction sur le sujet ?

Valérie de Senneville

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