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Diesel : le pneumologue Michel Aubier sera jugé pour «faux témoignage sous serment» le 14 juin

Il y a un an, nous avions révélé les liens d'intérêt de ce médecin avec Total, qu'il avait cachés aux sénateurs lors d'une audition sous serment. Ce procès constitue une première.
par Coralie Schaub
publié le 28 mars 2017 à 20h02

Michel Aubier.C’est une première. Jusqu’ici, jamais personne n’avait été jugé pour parjure devant le Sénat. Mais ce sera bel et bien le cas du pneumologue Michel Aubier (photo DR), cité à comparaître le 14 juin devant le tribunal correctionnel de Paris pour avoir commis un «faux témoignage sous serment» devant la commission d’enquête sénatoriale sur le coût économique et financier de la pollution de l’air, comme l’a indiqué Le Monde mardi matin.

Auditionné par cette commission le 16 avril 2015, où il représentait l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), le médecin avait déclaré, la main levée et après avoir juré de «dire toute la vérité», n'avoir «aucun lien d'intérêt avec les acteurs économiques». Sauf que Libération et le Canard enchaîné ont révélé en mars 2016 que Michel Aubier, qui minimisait systématiquement dans les médias les effets du diesel sur la santé, était en réalité payé depuis près de vingt ans par le pétrolier Total.

Cela à hauteur de près de 5 000 euros par mois, soit près de 60 000 euros par an, en plus de conséquents avantages en nature. Le tout pour «deux demi-journées par semaine» en tant que médecin-conseil du groupe, avait-il assuré à Libération. Et sans compter ses autres «activités annexes» pour des laboratoires pharmaceutiques, que Michel Aubier n'a pas jugé non plus nécessaire de déclarer aux sénateurs.

Décision inédite

Officiellement, les cas de faux témoignage devant les parlementaires sont rarissimes. Au Sénat, le précédent remontait à 1992, quand Alain Mérieux, le PDG de l'Institut Mérieux, avait été accusé de faux témoignage devant la commission d'enquête sénatoriale sur le système français de transfusion sanguine. Jusqu'à l'affaire Michel Aubier, donc. Mais si, en 1992, le bureau du Sénat n'avait finalement engagé aucune poursuite à l'encontre d'Alain Mérieux, il avait cette fois-ci transmis le dossier à la justice, comme le permet l'ordonnance de 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Une décision inédite, prise à l'unanimité le 28 avril 2016 après l'audition de Michel Aubier en urgence au lendemain de nos révélations.

«Il me semble nécessaire que nous réagissions pour "marquer le coup" de façon forte, car il en va de la crédibilité même de nos commissions d'enquête. Or […] les rapports des commissions d'enquête sont importants non seulement pour l'information des sénateurs, mais aussi pour celle de nos concitoyens», argumentait ainsi un membre du bureau de la chambre haute du Parlement lors de cette réunion du 28 avril, dont Libération a pu consulter le procès-verbal.

«60 000 euros par an : cela ne s'oublie pas ! Comment peut-on alors, après avoir prêté serment, jurer qu'on n'a aucun conflit d'intérêts ? De qui se moque-t-on ?, s'était exclamé un autre membre. […] Si on ne fait rien, on aura l'air de couvrir cette affaire. […] Il faut faire un exemple.» Et un autre d'approuver la gravité des faits, avant d'estimer que «le cas de M. Oudéa est encore bien plus grave, et c'est sûrement sur celui-là que le Bureau devra montrer qu'on ne peut laisser dire n'importe quoi».

Allusion à la situation de Frédéric Oudéa, évoquée dans la presse quelques jours après celle de Michel Aubier : le PDG de la Société générale avait déclaré sous serment devant le Sénat en 2012 que sa banque n'avait plus aucune activité au Panama, ce que l'enquête sur les Panama Papers a contredit par la suite. Mais en mai 2016, le Sénat a renoncé à poursuivre Oudéa en justice, décision que certains sénateurs ont regrettée…

«Donner un signal»

Dans le cas de Michel Aubier, l'enquête préliminaire a été menée par la Brigade de répression de la délinquance contre la personne (BRDP). A l'issue de celle-ci, le pôle santé publique du parquet de Paris a donc décidé de poursuivre le mandarin pour «faux témoignage sous serment», faits pour lesquels il risque jusqu'à 5 ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende. Libération a pu consulter l'avis d'audience établi le 13 février 2017 et envoyé au président du Sénat Gérard Larcher pour que celui-ci soit entendu le 14 juin en qualité de «victime».

Le document note que M. Aubier a «déclaré sous serment n'avoir "aucun lien d'intérêt avec les acteurs économiques" alors qu'il était dans le même temps notamment régulièrement employé par le groupe Total, détenteur d'actions de ce groupe et qu'il participait au conseil d'administration de la Fondation Total».

Selon nos informations, trois ONG (Ecologie sans frontière, Générations futures et le Rassemblement pour la planète, fédération d'ONG spécialisées en santé environnementale) ont décidé ce mardi de se constituer partie civile, afin de «donner un signal», en «espérant que d'autres suivront».

Intérêts en jeu

Contactée par Libération, la sénatrice Modem (ex-EE-LV) et rapporteure de la commission d'enquête sur le coût de la pollution de l'air, Leila Aïchi, s'est réjouie de la décision du parquet. «C'est un bon signal. J'espère que la justice fera son travail, elle le fera je n'en doute pas, et cela donnera à réfléchir à plusieurs personnes qui sont très certainement dans le même cas. Il est inadmissible que des médecins ou des scientifiques censés travailler pour l'intérêt général puissent défendre au contraire des intérêts privés par simple cupidité». Et d'estimer que ces pratiques, «honteuses et scandaleuses», sont «particulièrement présentes pour les questions de santé et d'environnement, car les intérêts en jeu sont très grands».

L'avocat de Michel Aubier, François Saint-Pierre, plaidera la relaxe. «Ses fonctions de médecin du travail au siège du groupe n'ont rien à voir avec l'activité industrielle de Total», a-t-il fait valoir mardi auprès de l'AFP. «Il a toujours exercé ses fonctions de manière indépendante par rapport au groupe dont il n'a jamais été le défenseur.» Une défense en ligne avec la première réaction de Michel Aubier, lorsque nous l'avions contacté en mars 2016 pour comprendre pourquoi il avait omis de signaler aux sénateurs ses activités pour le groupe pétrolier.

«Regrets»

Questionné par Libération, il avait répondu : «J'aurais dû le déclarer, c'est vrai, mais ça ne m'était même pas venu à l'esprit.» Avant de confesser avoir été «un peu léger en ne le disant pas au Sénat», après qu'on lui a fait remarquer qu'il s'agit a priori d'un conflit d'intérêts majeur. D'autant que Total vend du diesel et que lui-même minimise depuis des années dans les médias les effets de ce carburant sur la santé, pourtant considéré comme un cancérogène certain selon l'OMS.

Il s'était ensuite défendu, toujours très calme et serein : «Ces activités n'influencent absolument pas mon jugement sur la pollution de l'air et le diesel. Jamais, au grand jamais, Total ne m'a demandé de le faire, ce n'est pas du tout mon rôle et je ne l'aurais pas accepté. Je vous garantis en toute transparence qu'il n'y a absolument aucun conflit d'intérêts.» Aux sénateurs, il a à plusieurs reprises fait part de ses «regrets» de ne pas avoir jugé utile de signaler l'existence de ses liens contractuels avec Total.

Dans une lettre adressée à Gérard Larcher le 4 avril 2016 – et mentionnée par ce dernier lors de la réunion du bureau du Sénat du 28 avril 2016 –, Michel Aubier avait souhaité pouvoir «compter sur [sa] compréhension et sur celle du Sénat». Cela n'a pas été le cas. Pas sûr que ce soit non plus le cas de la justice.

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