Nucléaire

«Le potentiel de danger à La Hague est sans équivalent»

Yves Marignac est expert indépendant et spécialiste «critique» du nucléaire. Il dirige le cabinet d'étude WISE-Paris et avait rédigé une étude inquiétante sur les conséquences d'une attaque terroriste contre l'usine de retraitement de déchets d'Areva.
par Jean-Christophe Féraud
publié le 29 mars 2017 à 7h06

Libération mettait le sujet à sa Une ce mardi 28 mars : le projet de stockage géologique profond Cigéo mené à Bure, dans la Meuse, par l'Agence de gestion des déchets radioactifs (Andra), est censé apporter un jour une réponse définitive et vertigineuse à la question du devenir des déchets les plus dangereux produits par l'industrie de l'atome.

En attendant, ces déchets haute et moyenne activité sont entreposés à La Hague, près de Cherbourg. L'usine de retraitement d'Areva abrite aussi dans ses piscines de refroidissement l'équivalent, en combustible usé, d'une centaine de «cœurs» nucléaires. Soit le double de ce qui est «chargé» dans les 58 réacteurs français et la plus forte concentration de matière radioactive en Europe… Une situation qui n'inquiète pas que les antinucléaires. Une étude de Wise-Paris avait montré, après le 11 septembre 2001, que la chute d'un avion de ligne sur ce site aurait des conséquences inimaginables. Seize ans après la situation n'a pas changé. Explications avec son auteur, Yves Marignac.

Vous avez alerté dès 2001 sur l’énorme risque que ferait peser l’usine de La Hague sur les populations en cas d’accident majeur ou d’attaque terroriste de type 11-Septembre…

Oui, avec le directeur de l’époque, Mycle Schneider, nous avions calculé qu’un gros porteur chargé de kérosène qui s’écraserait sur l’une des piscines causerait une catastrophe nucléaire civile sans précédent. Une telle quantité d’énergie cinétique et thermique concentrée en un point critique sur un stock de combustible usé sans équivalent – il y a à la Hague plus d’une centaine de cœurs de réacteurs – provoquerait un relâchement de Cesium 137 largement plus élevé que celui de Tchernobyl… Nous avions dit que ce pourrait être jusqu’à 66 fois en nous basant sur l’hypothèse haute du gendarme nucléaire américain, la US NRC. La contre-expertise de l’IRSN a ramené notre estimation à 10% du Cesium…mais cela fait quand même plus de 6 fois Tchernobyl ! Le potentiel de danger à La Hague est sans équivalent, sans commune mesure avec tout ce que l’on connaît en France et en Europe, si l’on met de côté l’usine de retraitement de Sellafield en Grande-Bretagne, où le risque est similaire.

Que faudrait-il faire pour sécuriser La Hague, sachant que les toits des piscines sont de simples structures d’acier ?

La Hague pour moi, c’est la priorité d’action en termes de maîtrise des risques nucléaires en France, un problème beaucoup plus urgent que la question du stockage profond à Cigéo, qui focalise les efforts de l’Etat et de l’industrie et cristallise l’opposition des antinucléaires. Il semble aberrant que l’ASN n’ait pas demandé une sécurisation de l’entreposage des combustibles usés depuis le 11 septembre 2001. Mais le gendarme du nucléaire n’est compétent que sur les questions de sûreté, pas sur la sécurité des installations face à une attaque. C’est aux pouvoirs publics de réagir. L’urgence est globalement à un entreposage des déchets les plus radioactifs suffisamment robuste et pérenne pour se donner le temps de décider si la solution Cigéo de stockage géologique est la bonne. Il faut bunkériser pour se donner du temps.

Au-delà, peut-on, faut-il fermer La Hague ?

Indépendamment du débat sur la sortie du nucléaire et de l’orientation de transition énergétique, il faut s’interroger sur la raison d’être de La Hague : le retraitement du combustible. Continuer l’exploitation, c’est une fuite en avant délirante : l’usine est saturée avec plus de 10 000 tonnes de combustible dans ses piscines, et ses équipements vieillissants demandent des réinvestissements massifs. A la demande de l’ASN, EDF travaille d’ailleurs actuellement à une solution de piscine centralisée et renforcée pour faire refroidir le combustible de ses réacteurs dans de meilleures conditions de sûreté. Mais fermer un complexe industriel comme La Hague s’anticipe, et aucun gouvernement n’a osé s’y attaquer jusqu’à présent : La Hague c’est plus de 5000 emplois directs et cela fait vivre toute la région…

Le projet Cigéo qui consiste à stocker les déchets 500 m sous terre est-il une meilleure alternative à l’entreposage en surface à La Hague? 

En matière de sûreté et de principe de précaution, je dirai qu’à long terme le stockage profond à Cigéo est la moins mauvaise solution envisagée aujourd’hui pour gérer le problème des déchets radioactifs. Parce que l’objectif de sûreté passive est fondamental à l’échelle de plusieurs siècles. Mais l’urgence est à la sécurisation des entreposages actuels à La Hague et Marcoule. Après il y a des problèmes éthiques et philosophiques dont nous devons discuter : que va-t-on infliger à la planète en enfouissant nos déchets radioactifs ? Que va-t-on léguer aux générations futures ?

Cette discussion n'a pas eu lieu, on a laissé les experts décider que la meilleure solution serait le stockage géologique, ce qui est possible sur le plan technique mais pas forcément vrai sur le plan éthique. Le plus gros problème de Cigéo c'est celui du lâcher prise : le stockage géologique est impossible à contrôler sur des durées aussi longues, 10 000 ans, 100 000 ans… Il faudrait pouvoir se projeter dans une situation d'oubli, accepter un «Safe Terminus», une situation terminale sûre, où le site serait abandonné, fermé et définitivement scellé – où l'on renoncera à la réversibilité. Le plus gros risque de Cigéo c'est peut-être de prévoir d'oublier mais de ne pas s'y résoudre… Il y a une phrase clé dans le film Into Eternety qui résume bien le dilemme : «Surtout, se souvenir d'oublier.»

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique

Les plus lus