Juchée sur un cheval, une silhouette drapée de noir traverse, hiératique, un bras de rivière. La scène semble échappée du Livre des Rois, long poème épique d’Abolqasem Ferdowsi sur l’histoire de la Perse, rédigé au XIe siècle. Depuis, rien n’a vraiment changé pour les Bakhtiaris et les Kachkaïs, les deux tribus majoritaires d’Iran, qui effectuent le même long voyage avec leurs troupeaux de moutons depuis les pâturages au nord de Chiraz jusqu’aux terres proches du golfe Persique.

« Ashayer », le mot persan pour désigner les nomades, évoque des déserts arides, des montagnes tutoyant les cieux, des visages burinés surgis de temps immémoriaux. Ils ont été les héros de la révolution constitutionnelle de 1905. Ils ont affronté les Britanniques lors de la Seconde Guerre mondiale, lutté contre les Russes et résisté aux attaques du gouvernement central iranien, à la fois jaloux de l’influence des « Khans » dans la région et honteux de cette société archaïque, à contre-courant de l’image d’un Iran en mutation.

Il y a moins d’un siècle, les nomades représentaient la moitié de la population iranienne. Aujourd’hui ils ne sont plus que 1,5 million à tenter de résister aux multiples politiques de sédentarisation et aux sirènes de la modernisation.

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Les invisibles des montagnes

Lever le voile sur l’existence de ces irréductibles représente un sacré défi journalistique. Au point de s’interroger sur la réalité derrière le mythe. « Est-ce qu’ils existent vraiment ? » C’est la question qui a taraudé Catalina Martin-Chico lorsqu’elle a commencé à s’intéresser à ces invisibles sortis des radars officiels.

femme iranienne montagne
getty images - Kami

"J’avais entendu parler d’eux un peu par hasard, mais quand j’ai commencé à faire des recherches plus concrètes, je me suis rendu compte que les dernières études les concernant remontaient aux années 70", raconte cette photographe franco-espagnole de 47 ans qui, de rencontres en coups de chance, parvient à remonter leur trace. Elle décide alors d’emprunter les routes de la transhumance et découvre une vie primitive, à peine bousculée par quelques concessions au mode de vie moderne.

Désormais, la sonnerie d’un téléphone mobile déchire parfois le silence des montagnes, et la camionnette se substitue de plus en plus aux ânes et aux chevaux sur les routes cahoteuses empruntées par les troupeaux. Mais la transhumance reste une mise à l’épreuve des corps : installer le campement chaque soir dans un endroit différent, couper le bois, porter l’eau, monter la garde la nuit contre les voleurs de bétail…

Dans cette épopée sauvage, la tendresse trouve rarement sa place. Catalina Martin-Chico en saisit des instants fugaces et émouvants, comme lorsque Hosseini, barbe noire fournie, fait sauter sa fillette préférée dans ses bras. Amoureux de ces montagnes qui ont vu naître avant lui son père et son grand-père, ce chef de tribu bakhtiari n’envisage pas d’autre existence que la sienne.

Si l’un des miens veut se sédentariser, je l’étrangle

plaisante- t-il. Sa femme, Zohra, souffre de calculs rénaux et d’une tendinite à l’épaule. Pour son mari, les médecins ne sont jamais une solution. Alors son corps abîmé supporte les tâches sans broncher, mais sa tête s’évade souvent vers des rêves de confort inavouables.

Loin de la police de la vertu

« Difficile ? Mais qu’est-ce que ça veut dire, difficile ? Ça veut dire quoi la douleur ? Rien n’est difficile. On le fait, et c’est tout », lâche Masumé, mi-fâchée mi-surprise qu’on puisse s’émouvoir de ses conditions de vie. Foulard sur la tête et fusil à l’épaule, la vieille femme trace son chemin, libre et sans état d’âme.

Depuis toujours, les femmes nomades ont appris à se débrouiller seules, quand les hommes partaient des mois combattre auprès des troupes du shah. Elles savent monter à cheval et tirer au fusil de chasse, jouissant d’une autonomie inégalée en Iran. Elles ne portent pas le tchador noir mais leur tenue traditionnelle colorée, vivent sans être séparées des hommes, et si les citadines n’ont pas le droit d’enfourcher une moto, elles montent à cheval, loin de la police de la vertu et de ses mollahs inquisiteurs.

Dès leur plus jeune âge, les enfants sont, eux aussi, taillés pour affronter la rudesse du quotidien. « J’ai le souvenir de jouer avec la petite Mahsan, 8 ans à peine, et de trouver qu’elle me faisait mal, qu’elle ne contrôlait pas sa force », raconte Catalina Martin-Chico.

 camp nomade iran
getty images - Paul Nevin

Six mois par an, l’enfant bourrue apprend à lire et à écrire dans une « tente-école », en compagnie d’une dizaine d’autres petits nomades. Mais il devient de plus en plus difficile de trouver des enseignants qui acceptent de voyager avec les enfants, et aucune scolarité n’est assurée dans les montagnes passé l’âge de 10 ans. Un certain nombre de jeunes sont donc envoyés dans des écoles en ville, où ils choisissent souvent de rester une fois leurs études terminées. Définitivement éloignés de la vie nomade. Pour Sajad, 21 ans, les montagnes sont désormais synonymes de vacances, lorsqu’il rend visite à sa tribu, une ou deux fois l’an. Il vit à Firuzabad, dans le sud-ouest du pays, et travaille pour une usine de matière plastique. Le jeune homme confie n’avoir jamais confié à ses amis citadins que ses parents étaient des nomades.

L'opium pour calmer la colère

La nouvelle génération se détourne de plus en plus de ce mode de vie traditionnel, souvent méprisé au sein de la société iranienne. Hava, 19 ans, mère de deux enfants, a longtemps ressassé ses rêves de civilisation en silence sous sa tente, avant de tenter sa chance en ville. Mais au bout de quelques mois, poussée par la misère, elle a dû rebrousser chemin.

On déteste cette existence, mais on n’a pas le choix.

Et de poursuivre :

C’est le sombre fardeau qu’on porte depuis notre naissance.


confient Zeinab, Mohzeinab et Mounavar tout en ramassant le blé. Ces trois jeunes Bakhtiaries n’ont qu’un rêve : se marier avec un citadin, seule échappatoire à leur destin tout tracé. « Depuis les années 60, l’exode rural s’est accéléré en Iran. Les jeunes fuient les campagnes et les montagnes pour les zones urbaines, qui se modernisent rapidement », analyse Thierry Coville, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques.

Il y a cinquante ans, le taux d’urbanisation était inférieur à 50 %. Il frôle aujourd’hui 80 %. Dans le magma citadin, certains nomades parviennent à trouver un travail et se fondent sans recul dans une société de consommation : écrans géants, belles voitures et enfants de plus en plus obèses, désormais nourris au fast-food. Mais pour beaucoup l’eldorado tourne au cauchemar. Sans emploi, Ahmad soigne sa  dépression par l’opium, subit les reproches de son fils et cache sa honte dans un conteneur où il a élu domicile.


Selon les Nations unies, l’Iran compte aujourd’hui la plus grande population d’héroïnomanes et opiomanes au monde, estimée entre 5 et 6 millions de personnes. Dont de nombreux nomades sédentarisés et déstabilisés par la précarité de la vie en ville.

Aucun des gouvernements qui se sont succédé depuis 1905 n’a su apporter aux nomades l’aide dont ils avaient besoin. Indésirables, les « ashayers » se sentent oubliés de tous.

On n’est soutenu par personne

s’indigne Sabzali Mohammadi, grand-père de neuf petits-enfants, installé dans la banlieue de Chiraz depuis une vingtaine d’années. « Alors, oui, je suis en colère. Et ça fait vingt ans que je calme ma colère avec des pipes d’opium. » Écartelés entre tradition et modernité, les derniers nomades d’Iran risquent bien de se perdre en chemin.