Le Pew Center a sondé des spécialistes tech sur l’avenir d’Internet : la grande majorité d’entre eux s’attend à ce que les trolls soient encore plus influents et que les mesures de lutte contre la désinformation facilitent la surveillance des internautes comme la censure.

Si vous pensiez que le fléau des articles de désinformation et de ses conséquences bien réelles (symbolisées par le « Pizzagate »), des trolls et autres cas de cyber-harcèlement qui nuisent à la nature des échanges sur Internet étaient voués à disparaître au fil des prochaines années, l’étude du réputé Pew Center risque de vous faire déchanter.

En collaboration avec l’université Elon de Caroline du Nord, le centre de recherche américain a interrogé 1 537 experts en technologie, qu’il s’agisse de professeurs, d’élus ou de salariés de grandes entreprises du milieu comme Google. Ils se sont vus soumettre une unique question : « Au cours de la prochaine décennie, les échanges publics en ligne seront-ils plus ou moins modelés par les trolls, les personnes mal intentionnées, le harcèlement et une tonalité globale de pessimisme, de méfiance et de dégoût ? »

Résultat ? 42 % d’entre eux ne s’attendent à « aucun changement majeur » par rapport à la situation actuelle, tandis que 39 % s’attendent à un futur « encore plus influencé » par ces internautes mal-intentionnés. Les sondés les plus optimistes, qui s’attendent à une diminution de ces phénomènes, ne sont que 19 %. Les résultats sont d’autant plus alarmants que l’étude a été réalisée entre juillet et août 2016, soit quelques mois avant que le problème des articles de désinformation ne surgisse sur le devant de la scène médiatique.

Le Pew Center a surtout dégagé plusieurs thématiques dominantes dans les réponses des sondés, qui dépeignent des futurs potentiels et parfois liés de ce qui nous attend sur Internet dans 10 ans.

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CC Erkan Utu

L’anonymat, un outil à double tranchant contre les trolls

La question de l’anonymat reste, pour beaucoup des sondés, la clé d’un système plus harmonieux, puisque sa disparition progressive limiterait les agissements des trolls, forcément moins entreprenants s’ils agissent à visage découvert. D’autres sont convaincus que le développement des IA va permettre de mieux lutter contre ces semeurs de trouble, grâce à des systèmes de filtrage plus performants — même si ceux-ci ont encore de gros progrès à faire, à en juger par la facilité avec laquelle l’algorithme lancé par Google se fait berner.

La forme d’impunité dont les trolls bénéficient à l’heure actuelle joue en effet en grande partie dans leur comportement, comme le rappelle Bailey Poland, auteure du livre Haters : harcèlement, abus et violence en ligne : « L’un des plus gros défis reste de trouver l’équilibre approprié entre la protection de l’anonymat et le renforcement des répercussions contre les comportements violents qui caractérisent les discussions en ligne depuis bien trop longtemps ».

Mais de telles mesures pourraient avoir un effet pervers, résumé par Susan Etlinger, salariée du cabinet d’études tech d’Altimeter Group : « Le plus inquiétant, ce serait que les défenseurs d’un Internet plus sécurisé et respectueux des données personnelles, dans leurs efforts de changement, amènent les mauvais éléments à se réfugier dans des espaces plus cachés comme Tor. »

Lucide, elle poursuit : « Bien sûr, c’est déjà le cas, même si le phénomène n’est pas visible de la plupart d’entre nous. La pire possibilité, c’est qu’on se retrouve avec une sorte d’Internet Potemkine [en référence au village Potemkine, une expression qui désigne un trompe l’œil] où tout paraît très bien et ensoleillé, mais qui cache une réalité plus inquiétante et moins transparente. »

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Un Internet sous contrôle gouvernemental ?

La disparition de l’anonymat en ligne n’est pas sans risque pour les internautes. C’est l’autre point majeur soulevé par les sondés : cette lutte anti-trolls et anti-désinformation pourrait transformer Internet en un espace régulé par les gouvernements, qui prendraient la place des réseaux sociaux pour modérer les contenus interdits (incitations à la haine, injures racistes, diffamation…).

Le business-model des réseaux sociaux, qui repose essentiellement sur les revenus publicitaires générés par le nombre d’engagements d’utilisateurs, trouve tout son intérêt dans les conflits, provocations et autres contenus qui provoquent le buzz. La recherche du profit encourage donc à tolérer ce genre de comportements, voire à les encourager — dans les limites de ce qui est considéré comme « acceptable ». L’effacement, en termes de visibilité et d’interactivité, des médias traditionnels au profit des sites incitant au clic et autres ne fait actuellement qu’aggraver les choses.

La lutte anti-trolls glisserait des réseaux sociaux aux autorités

John Anderson, responsable des études sur les médias et le journalisme au Brooklyn College, explique ainsi les raisons de ce pessimisme : « La diminution continue […] des ‘intermédiaires d’intérêt général’ comme les journaux, les chaînes de télévision, etc., montre que nous avons atteint un point dans la société où des versions très différentes de la ‘réalité’ peuvent être choisies et personnalisées par des personnes pour correspondre à leurs a-priori ou visions idéologiques du monde. Dans un tel contexte, on peut difficilement espérer des dialogues collaboratifs. » Plusieurs médias en ligne ont d’ailleurs fait le choix ces dernières années de supprimer purement et simplement leurs sections de commentaires quand d’autres veulent obliger les internautes à lire leurs articles pour pouvoir les commenter.

Dans la lignée des tendances actuelles

En effet, selon une partie de ces spécialistes, la gestion des commentaires en ligne ne sera plus assurée par les plateformes, motivées par un impératif économique et concurrentiel, mais par les gouvernements directement. Un scénario probable au vu des tendances actuelles : en Allemagne, le gouvernement multiplie depuis un moment les pressions sur Facebook et Twitter pour les forcer à réagir plus rapidement contre les contenus inappropriés.

Ce rôle de « gardien », s’il est repris par les autorités, pourrait leur permettre, au nom de leur lutte contre les articles de désinformation, de censurer des contenus ou des sources qui vont pas dans leur sens, ou encore empêcher l’accès à certaine plateformes qui leur déplaisent.

Le futur dépeint par les sondés du Pew Center, loin de faire rêver, confirme les tendances actuelles observées sur Internet : une compartimentation entre des bulles spécifiques, qui entretiennent leurs membres dans leurs idées et convictions, au détriment du débat et des échanges.


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