En Equateur,
la tache indélébile
du pétrole
Reportage de Simon Roger
Photos Isadora Romero pour Le Monde
La « mano sucia » (« main sale »), noire d’hydrocarbure, brandie par un responsable de l’Union des victimes des opérations de la Texaco, symbolise l’héritage laissée par la compagnie pétrolière en Amazonie équatorienne
Comme sur une scène de crime, un ruban jaune et noir ceinture la zone interdite. A l’intérieur du périmètre, difficile à repérer tant la végétation foisonne sur cette parcelle tropicale, stagne un liquide sombre et huileux. Ici gît une « piscine » de pétrole abandonnée par Texaco, la compagnie américaine – propriété du géant Chevron depuis 2001 –, longtemps active en Equateur. Plus de 350 puits de pétrole ont été creusés dans la région de Lago Agrio, dans le nord-est du pays, à partir de la fin des années 1960, et, pour chacun d’entre eux, plusieurs bassins de rétention des déchets toxiques et des eaux usées issus de l’extraction. Disséminées à travers la forêt amazonienne, ces piscines toxiques témoignent de la plus grave catastrophe pétrolière continentale de l’Histoire.
Au moment de quitter l’Equateur, dans les années 1990, Texaco a cédé ses forages à l’entreprise publique Petroecuador, qui a poursuivi l’exploitation des gisements malgré le désastre écologique, activité aujourd’hui gérée par Petroamazonas. Les piscines laissées par la compagnie américaine n’ont, pour la plupart, pas été décontaminées : elles font partie des pièces à conviction d’un procès, historique lui aussi.
Plus de 350 puits ont été creusés dans le nord-est du pays et, pour chacun d’entre eux, 4 à 5 bassins de rétention. Donald Moncayo examine l’un d’entre eux : « lorsqu’un animal pénètre dans la zone, il meurt englué »
Classé à la quatrième place des pays d’Amérique latine pour ses ressources en hydrocarbures (estimées à 5 000 milllions de barils), l’Equateur s’est doté d’un vaste réseau de pipelines
Disséminés à travers la forêt tropicale, les rejets pétroliers polluent durablement les sols, souillés aussi par l’utilisation intensive d’engrais et de pesticides par les cultivateurs
« Quelques galons de diesel »
Ouvert en 1993, avec la plainte de 30 000 Equatoriens devant un tribunal new-yorkais, le dossier désormais instruit par la justice équatorienne est dans l’attente d’une décision majeure. La Cour constitutionnelle de Quito, saisie par Chevron, doit se prononcer prochainement sur la légalité du verdict qui a condamné en février 2011 le pétrolier à verser 9,5 milliards de dollars (9 milliards d’euros) pour ces dégâts environnementaux et sociaux.
A Lago Agrio, les victimes ne désespèrent pas d’obtenir réparation, à l’instar de Donald Moncayo, né dans une finca – petite propriété agricole – à 200 mètres d’un puits de pétrole. « En 2007, l’année de sa prise de pouvoir, Rafael Correa [le président sortant] était venu, ici même, rappeler ce scandale environnemental », témoigne l’homme qui veille sur les archives judiciaires de l’Union des victimes des opérations pétrolières de Texaco (Udapt), lesquelles tapissent les murs de son bureau exigu. « Rafael Correa avait trempé sa main dans une piscine, devant tous les médias du pays », rappelle-t-il. Donald Moncayo répète le geste, enfonçant lentement sa paume dans la terre gorgée d’hydrocarbures. L’humus extrait, noir comme le jais, est épais et visqueux : « Lorsqu’un animal pénètre dans la zone, il n’en ressort pas vivant, il meurt englué. »
Bâtie à l’écart du centre-ville de Lago Agrio, une cité accueille les victimes de la contamination pétrolière. Mais ces « relogés » n’ont ni titre de propriété ni lopin de terre à cultiver
Cette portion d’Amazonie, qui couvre une large part de l’Equateur, est un front pionnier, façonné à la fois par la réforme agraire qui a incité les habitants du sud du pays - pour la plupart de la région de Loja - frappés par la sécheresse, à cultiver les terres du Nord et de l’Est, et par la ruée vers l’or noir. Lago Agrio doit d’ailleurs son nom aux colons. La ville, baptisée initialement Nueva Loja, a été renommée « lac aigre », une référence explicite aux rejets pétroliers. « Le 16 février 1967, on a ouvert la vanne du puits n° 1, le pétrole a jailli sur 160 mètres, et les gens présents se sont baignés de joie dans le bitume liquide, raconte Donald Moncayo devant la structure métallique à l’arrêt. Il a fallu détruire 10 hectares de forêt primaire pour héliporter le matériel de forage, et les Indiens Cofane dont les terres ont été confisquées ont reçu à l’époque, pour toute compensation, du fromage, du sucre et quelques galons de diesel. »
Je m’appelle Donald Moncayo. Je suis né ici à Nueva Loja (Lago Agrio) le 20 novembre 1973 à environ 200 mètres du deuxième puits foré par Texaco, aujourd’hui propriété de Chevron, ici en Amazonie équatoriale. Je suis membre de la Unión de Afectados y Afectadas por las Operaciones de la Petrolera Texaco, l'Udapt [Union des victimes des opérations pétrolières de Texaco], qui regroupe les communautés de colons et d’indigènes d’Amazonie victimes des dommages à l’environnement causés par Texaco.
Texaco a commencé à réaliser des opérations d’exploration pétrolière en Amazonie équatoriale en 1964, d’après les archives. Elle a foré le premier puits de pétrole le 16 février 1967 pour le malheur d’un grand nombre et pour le bonheur d’un petit nombre. Puis elle a foré 356 autres puits de pétrole, et construit 880 piscines, et ce jusqu’en 1990.
En 1993 nous avons intenté une action à l’encontre de la compagnie Texaco en réparation de dommages à l’environnement, car la compagnie est partie et a tout laissé en plan, sans nettoyer : piscines ouvertes de toutes parts, déversements accidentels, et jusqu’ici Texaco n’a pas nettoyé.
« Quand nous sommes arrivés ici il y a trente-cinq ans avec mon mari, nous avons installé notre finca. Deux ans plus tard, une piscine a été creusée par l’entreprise publique Petroecuador. De plus en plus de déchets pétroliers y ont été déversés, entraînés par ruissellement vers les rivières et les petits ruisseaux, explique Aurora Garcia. Nos animaux sont tombés malades, un voisin est mort d’un cancer, d’autres sont partis. » Comme 200 autres familles, cette mère de 7 enfants est prise en charge par le programme de relogement du ministère de l’environnement équatorien. Depuis cinq ans, elle occupe un appartement sommaire, décoré d’images pieuses, dans le lotissement bâti pour les « déplacés » des compagnies pétrolières.
Originaire du Sud du pays, Aurora Garcia s’est installée en Amazonie équatorienne il y a 35 ans. Sa finca est polluée par les activités de Petroecado. Fin 2011, la famille Garcia a emménagée dans la cité des relogés
« La santé d’une petite vieille »
En colère contre les firmes exploitantes, Aurora Garcia s’est pourtant battue afin d’obtenir un emploi de vigile pour l’un de ses fils sur un site de Petroecuador, pendant qu’un autre travaille sur une plate-forme. La problématique du sinistre pétrolier cache une autre question-clé, à savoir « la dépendance des riverains à l’activité pétrolière », explique Sylvia Becerra, coordinatrice du projet de recherche franco-équatorien MONOIL sur les impacts socio-économiques, environnementaux et sanitaires des activités pétrolières, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR). « Il y a une véritable schizophrénie de ces populations, précise la sociologue CNRS du laboratoire Géosciences Environnement de Toulouse, à la fois victimes du pétrole et en quête d’emplois auprès des compagnies. »
A 60 ans, Mme Garcia dit avoir « la santé d’une petite vieille ». L’un de ses enfants souffre de glaucomes et son mari de douleurs intenses à l’estomac. Plusieurs fois par semaine, elle retourne pourtant dans la finca où la famille cultive toujours du cacao, du manioc et du maïs : « Le cacao devient noir, le manioc est si dur qu’on a du mal à le cuisiner, mais ce sont nos seuls moyens de subsistance. » Les autres jours, elle s’attarde dans le jardin qu’elle entretient au pied de l’immeuble. La touffeur tropicale fait pousser comme du chiendent les plants de bananiers, cocotiers, cacaotiers, orangers, manguiers ou canne à sucre.
Je m'appelle Aurora Garcia. J’ai 60 ans. J’avais environ 25 ans lorsque je suis arrivée dans la région. Cela fait trente-cinq ans que nous sommes dans la région. La contamination n’a pas eu lieu tout de suite, mais plus tard. Après quelques années, ils sont venus à côté de chez nous. Puis ils ont commencé à construire la piscine ; les ruisseaux nous ont contaminés.
A cette époque, pendant deux ou trois ans on est partis, puis nous sommes revenus car c’était notre finca [petite exploitation agricole]. Ils avaient construit une piscine de pétrole. Il y avait de plus en plus de déchets là-bas dans notre finca. Et ça a continué, encore et encore.
Le pétrole s’est répandu sur la route. Et les résidus du pétrole brut étaient entraînés par ruissellement vers les rivières et les estuaires par la pluie. Il y a donc eu contamination de l’estuaire. On ne savait pas si l’eau était propre ou non car tout s’infiltrait vers l’intérieur. Et des voisins ont commencé à partir, certains sont tombés malades, d’autres sont morts.
Cette nature luxuriante – lorsqu’elle a été épargnée par la déforestation qui accompagne ici souvent l’essor industriel et le défrichage agricole – masque une contamination à grande échelle. « Les opérations d’extraction et de raffinage des combustibles fossiles n’émettent pas seulement des hydrocarbures, mais également des métaux lourds [chrome, manganèse, cobalt, nickel, zinc, arsenic, cadmium, baryum, mercure, plomb…], dont la plupart sont toxiques, et certains même neurotoxiques », rappelle Laurence Maurice, chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) basée à Quito. Pour l’autre coordinatrice du projet ANR-Monoil, l’air, l’eau et les sols sont, à des degrés divers, affectés par ces contaminants.
Alexandra Amagua et sa fille Salesha, dans le quartier des relogés. Alexandra gagne un peu d’argent en aidant sur le terrain l’équipe de l’Institut de recherche pour le développement (IRD)
Margleida Parra, la voisine d’Aurora Garcia dans la cité des relogés, ne travaille pas pour s’occuper de ses deux enfants et de ses trois neveux et nièces
Le « jardin » d’Aurora, aménagé derrière le lotissement, est riche en bananiers, cocotiers, cacaotiers, orangers, manguiers et plants de canne à sucre
Torchères vrombissantes
Les 117 torchères situées dans les provinces de Sucumbios et Orellana brûlent entre 1 et 3 millions de m3 de gaz par jour. « Assez pour perturber localement la qualité de l’air respiré par les populations locales », avance Laurence Maurice et son équipe, précisant que la circulation routière et les feux de biomasse végétale contribuent aussi fortement à la pollution atmosphérique. De nombreux agriculteurs traitent régulièrement l’intérieur de leur maison au diesel pour éliminer les termites ou tout autre insecte invasif, ajoute encore la chercheuse.
Repérables par les panaches des flammes de leurs torchères vrombissantes, les installations pétrolières peuvent également affecter l’eau, l’un des biens les plus précieux de l’Amazonie équatorienne, région du monde qui possède le plus grand nombre de rivières au kilomètre carré. Les échantillons collectés de 2012 à 2016 dans le cadre du programme Monoil font apparaître une contamination localisée près des fuites des installations pétrolières et des piscines.
De nombreuses fuites ont été repérées près des installations pétrolières vieillissantes. Sur ces tronçons, l’eau présente de fortes teneurs en hydrocarbures et métaux lourds.
Alba Palamillo ne se doutait pas que l’eau pouvait être un poison. A 33 ans, elle a subi une double ablation de la rate et de l’estomac. « Les médecins ont dit que mon cancer était dû à la contamination et à une mauvaise alimentation, murmure la jeune mère de famille, recroquevillée dans un hamac installé dans la courette de la maison familiale. On pensait que l’eau de pluie et celle du puits que l’on a creusé à 6 mètres de profondeur étaient propres, même s’il y avait parfois une fine pellicule à la surface. » L’une de ses filles et sa sœur souffrent elles aussi de troubles à l’estomac. Le quartier de la Pista, où vit la famille Palamillo, en périphérie de Lago Agrio, est cerné par quatre puits de pétrole.
Alba Palamillo quitte rarement son hamac Atteinte d’un cancer lié à la consommation d’eau polluée, cette femme de 33 ans a dû subir une double ablation de la rate et de l’estomac
Patricia, la soeur d’Alba Palamillo, et l’une des filles d’Alba, souffrent elle aussi de l’estomac. Le quartier où vit la famille Palamillo est entouré de quatre puits de pétrole
Dissimulées dans la forêt amozonienne, les torchères des provinces de Sucumbios et Orellana brûlent entre 1 et 3 millions de mètres cube de gaz par jour
« Amazonia Viva »
Certains sols examinés par l’équipe de Laurence Maurice présentent des teneurs importantes, notamment en baryum, cadmium, cobalt, chrome, nickel ou zinc. Cette présence s’expliquerait là encore à la fois par l’extraction pétrolière et par l’utilisation intensive d’engrais et de pesticides. Facteur aggravant, la région jouxte le territoire colombien. « Lago Agrio est à 15 kilomètres de la frontière. Beaucoup de fincas ont subi les épandages de pesticides planifiés par l’armée colombienne pour détruire les plantations de coca [afin de réduire les trafics et d’affaiblir la guérilla des FARC], avance Donald Moncayo. Mes plantations et mes vergers sont très abîmés. » Lancé en 2000 avec le soutien financier des Etats-Unis, le « plan Colombie » est toujours en vigueur, même si les épandages de glyphosate ont cessé en 2015.
Face à cette double contamination, la population s’appuie notamment sur l’ONG Accion Ecologica et sa clinica ambiental (« clinique de l’environnement ») implantée près de Lago Agrio. « Notre action dépasse le cadre pétrolier, explique Adolfo Maldonado, le responsable de l’organisation. Nous travaillons aussi sur la question minière, la dégradation de la mangrove, la promotion de l’agriculture biologique. »
L’eau est le principal problème. Dans ces communautés, tout le monde s’accorde pour dire que le plus terrible c’est l’absence d’eau propre. Les eaux de rivières, les eaux des puits, les eaux de ruissellement, les eaux souterraines ne sont pas propres… et l’eau de pluie non plus, car les torchères servant à éliminer la plupart des substances toxiques contaminent les toits, et les gens récupèrent l’eau des toits.
Le deuxième problème, c'est l’air, car les personnes vivent presque toujours à proximité de ces torchères qui fonctionnent 24 h sur 24. Dans la zone de Sacha,on observe des problèmes respiratoires et des cancers du poumon, en raison du nombre élevé de torchères.
Et enfin, la production agricole.Dans cette zone, les sols ne servent pas à produire, et les gens sont obligés d’abandonner la montagne pour travailler pour les compagnies pétrolières.
De son côté, le gouvernement a renforcé le contrôle des activités liées aux hydrocarbures en imposant des analyses de l’air, de l’eau et des sols. Il a mis sur pied un « plan de restauration intégrale des passifs environnementaux » et un programme spécifique de remédiation à la pollution des sols en Amazonie, « Amazonia Viva ». Ces mesures ont permis d’assainir 385 piscines et 631 fosses entre 2005 et 2016, comme ce bassin de rétention en plein cœur de Lago Agrio, où s’active une tractopelle. « Il fait partie des pièces versées au procès Texaco, mais la population a exigé la décontamination de ce lieu coincé entre un terrain de foot, un poste de police, des habitations, une boîte de nuit et un cimetière », énumère Donald Moncayo. Dans la Constitution équatorienne de 2008, l’Etat s’engage à intervenir « pour garantir la santé et réparer les dommages causés à l’environnement et aux populations ». Mais il compte sur l’argent de Chevron pour tenir ses promesses.
Une partie des « piscines » de pétrole des compagnies exploitantes sont en cours d’assainisssement, comme ce bassin de rétention, en plein coeur de Lago Agrio
Un ouvrier sur la digue de terre séparant la zone encore contaminée et le réservoir d’eau dépollué grâce à un procédé de colonisation bactérienne
Ces travaux de dépollution ont permis d’assainir 385 piscines et 631 fosses, entre 2005 et 2016, selon les estimations des experts de l’IRD
Le premier puits de pétrole de l’Amazonie équatorienne a été inauguré le 16 février 1967. Ce vestige, aujourd’hui à l’arrêt, est toujours visible à Lago Agrio