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A l’hôpital Al-Khansaa de Mossoul, l’administration brutale et tatillonne de l’EI

Dans l’établissement, pris en main par un djihadiste sans formation médicale, les soignants ont continué à travailler, sous étroite surveillance.

Par  (Mossoul, envoyée spéciale)

Publié le 02 avril 2017 à 10h07, modifié le 03 avril 2017 à 15h42

Temps de Lecture 4 min.

Une nuée de blouses blanches se presse autour du docteur Wahed Attaï. Calme et succinct, le chirurgien pédiatrique de 54 ans distribue les ordres. Le directeur de l’hôpital Al-Khansaa ne veut pas perdre une minute : la rouverture d’urgences gynécologiques dans ce qui fut la plus grande maternité de Mossoul, dans le quartier Soukkar à l’est de la ville, presse. Au lendemain de sa libération, fin janvier, des dizaines d’employés, aidés de jeunes volontaires, déblaient les amas de tôles et de ferrailles. Plus de la moitié de l’établissement a été détruit par des frappes aériennes et des incendies lors des combats contre l’organisation Etat islamique (EI).

Le Dr Attaï est désormais seul maître à bord. A la prise de Mossoul par l’EI, en juin 2014, sa fonction n’a plus été qu’honorifique. « Abou Nachouan », un djihadiste originaire de la ville, a pris les rênes de l’hôpital. « Il n’avait aucune expérience médicale ni même éducation. Il passait les ordres du ministère et, moi, je faisais l’intermédiaire avec les médecins », commente le Dr Attaï, en haussant les sourcils. Une trentaine de djihadistes – des Irakiens, armés et vêtus à l’afghane – gèrent l’administration et la hisba, la police religieuse. « Ils prenaient toutes les décisions sur les médicaments, les achats, les opérations et les patients », précise le chirurgien. « Ils amenaient des médicaments presque arrivés à expiration de l’extérieur du califat. Ils se vantaient de les amener de chez les apostats », indique Thamer Abdel-Hilla, 46 ans, qui dirige les services techniques.

Sur les 1 000 employés, seuls 300 à 400 sont encore à Mossoul. Confronté à une pénurie de main d’œuvre, l’Etat islamique menace. « Abou Nachouan a convoqué une dizaine de directeurs d’hôpitaux et de services. Il a menacé d’appliquer la loi islamique contre nous si on n’était pas à nos postes. Il frappait fort du poing sur la table », explique M. Abdel-Hilla. A l’hôpital, les relations entre djihadistes et employés sont pourtant courtoises. « Ils nous respectaient parce qu’on était restés travailler et qu’on leur était utiles. On travaillait seulement quelques heures sans avoir vraiment de contacts avec eux », précise le docteur Attaï, tout en reconnaissant que « certains sont devenus des amis. »

« Lavage de cerveau »

Les interférences sont moindres dans les services. « Je devais seulement appeler leur responsable quand j’avais besoin de quelque chose ou que j’avais un problème avec un patient », précise Racha (le nom a été changé), une chirurgienne obstétricienne. Quelques médecins et infirmiers sont envoyés par le groupe djihadiste prêter main-forte. « Une infirmière syrienne dont le mari est mort en martyr dans la province de l’Anbar a rejoint le service dans les derniers mois, poursuit Racha. Elle était polie. On ne parlait que de boulot. »

Mais l’Etat islamique multiplie les pressions pour qu’ils prêtent allégeance. « Quelques-uns l’ont fait, en secret, après un lavage de cerveau ou pour sortir de la misère. Je connais un médecin de l’hôpital Salam qui l’a fait pour qu’ils l’aident pour l’opération de son fils », assure M. Abdel-Hilla. Les salaires n’étant plus versés par le gouvernement, l’EI choye ses partisans. Racha, elle, doit se contenter de 200 000 dinars contre 900 000 auparavant. La présence de médecins ralliés à l’EI rend le personnel « paranoïaque, ajoute M. Abdel-Hillal. Personne n’osait plus se plaindre sur les téléphones internes. On les ouvrait même pour voir si il n’y avait pas de mouchards. »

L’équipe médicale se sait sous étroite surveillance. Les listes à en-tête de l’Etat islamique retrouvées dans un préfabriqué en attestent : ils disposaient des noms, adresses et coordonnées GPS de tous les employés. « On allait au travail sans savoir ce qui allait nous arriver. Chaque fois qu’on tapait à ma porte, je disais à mon fils que je ne reviendrai pas. Ils ont exécuté un employé parce qu’il était officier sous Saddam Hussein », raconte M. Abdel-Hilla. Les intrusions de la hisba sont continues. La séparation entre femmes et hommes est imposée au personnel et avec les patients. « Il y avait des caméras dans les couloirs. Ils surveillaient tout. J’avais peur qu’ils m’arrêtent ou s’en prennent à ma famille si je n’avais pas le niqab et les gants. C’était émotionnellement très difficile de travailler dans ces conditions, en plus du stress du travail », raconte Racha.

« Ils intervenaient dans tout »

Dans les salles d’attente, les téléviseurs diffusent en boucle les vidéos de combats et d’exécutions. Des minibus amènent les familles des combattants de l’EI, qui sont soignés en priorité, gratuitement. Parfaitement anglophone et curieuse de trouver toutes les nationalités parmi les épouses de combattants, dont beaucoup de Russes, Racha engage la conversation pendant les consultations. « Il y avait cette belle femme à la peau claire et aux yeux bleux, originaire de Belgique. Je lui ai demandé pourquoi elle avait quitté un aussi beau pays. Elle m’a répondu : parce qu’il n’y a pas l’islam », raconte Racha, qui a coupé court : « On n’avait vraiment pas la même vision de l’islam. »

A l’annonce de l’offensive sur Mossoul, mi-octobre 2016, les djihadistes sont fébriles. « Ils venaient chez nous et menaçaient de nous exécuter si on ne venait pas travailler. Ils intervenaient dans tout, jusque dans les plus petites choses », indique Thamer Abdel-Hilla. Des hommes armés, équipés de ceintures d’explosifs, disent aux infirmières de préparer une salle d’urgence. Des affiches de l’EI sont encore accrochées dans la salle. Une chaussure militaire gît, abandonnée près d’un lit à roulettes. Seuls les médecins militaires de l’EI, Irakiens et arabes pour la plupart, prenaient en charge les combattants blessés. « Ils ne nous faisaient pas confiance pour cela », confirme le docteur Attaï.

Venir à l’hôpital devient de plus en plus dangereux avec les frappes aériennes et les tirs d’artillerie. Le 10 décembre 2016, le personnel reçoit l’ordre de ne plus revenir. L’hôpital Al-Khansaa est libéré début janvier. « Avant de partir, ils ont brûlé des services entiers pour se venger de nous : parce qu’on ne leur avait pas prêté allégeance », assure M. Abdel-Hilla.

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