Portrait

Karam al-Masri , au-delà du mal

Le photographe syrien a couvert jusqu’au bout pour l’AFP le terrible siège de sa ville, Alep, où il a perdu ses parents et a été torturé.
par Hala Kodmani
publié le 3 avril 2017 à 17h06

A 25 ans, sa vie lui semble derrière lui. Comme son Alep natal dont il a été «viré», selon ses mots, en décembre. En même temps que les autres habitants des quartiers Est de la ville ayant survécu, Karam al-Masri a quitté pour la première et, pense-t-il, la dernière fois, le lieu où seuls ses souvenirs restent vivants. Dans la guerre, il a perdu ses parents, sa maison, la plupart de ses amis et tous ses espoirs. «J'envie le repos de tous mes chers disparus, et je me demande pourquoi je suis encore là», dit-il sans que sa voix ne faiblisse ou que l'émotion ne le trahisse.

Le jeune photoreporter, qui travaillait depuis 2013 pour l'Agence France-Presse à Alep, a immortalisé dans ses clichés les lieux martyrisés et les visages dévastés de sa ville assiégée. Il en a été récompensé par plusieurs prix, dont celui de la Fondation Varenne, consolation au moment même où sa cité était perdue. «Chacune des centaines des photos prises reste gravée dans ma mémoire. J'en sais la date par cœur, et je peux décrire les circonstances précises dans lesquelles cela s'est passé. C'est comme si j'avais moi-même créé et mis en scène l'événement», dit Karam al-Masri.

Trois des photographes qui ont vécu ce siège se tiennent à ses côtés au siège de l'agence lors d'un hommage rendu au travail de ses collaborateurs. Karam al-Masri «ne saurait dire s'il est content ou pas d'être là». Arrivé à Paris début mars, il est accueilli à la Maison des journalistes, dans le XVe arrondissement, lieu où nombre de professionnels de presse réfugiés sont passés ces dernières années. Il se rend compte de la chance d'avoir obtenu rapidement son visa. Le fait d'avoir travaillé pour l'AFP lui a certainement facilité les choses.

Fils unique de parents enseignants dans le secteur public, Karam est né dans le quartier populaire de Kallasseh, dans l'est d'Alep. Il se définit comme «un musulman croyant». Et ajoute : «Je fais le ramadan et la prière, mais pas toujours régulièrement.» Il venait de terminer sa deuxième année de droit à l'été 2012 quand l'Armée syrienne libre (ASL) s'est emparée de la moitié de la capitale économique syrienne. «L'école de la révolution était plus passionnante que les études universitaires. Avec plusieurs de mes copains, on s'est mis à prendre en photo et en vidéo avec nos téléphones portables les manifestations contre le régime, et on les passait en direct sur les chaînes satellitaires arabes.»

Peau très mate, le petit homme frêle aux yeux cernés sourit avec modération mais parle sans retenue de son parcours de citoyen reporter. Son débit s'accélère quand il évoque ses détentions. La première fois, c'était au tout début du printemps syrien, en 2011, dans les geôles du régime. Il n'avait pas encore 20 ans et a été arrêté pour «provocation et insulte aux symboles de l'Etat». Il s'était attaqué au pouvoir dans des posts sur Facebook. Il avait pourtant pris la précaution d'ouvrir un compte sous pseudo, mais il a été dénoncé par un copain d'enfance, qui s'est révélé être un indic des services de sécurité. Il n'a été détenu qu'un mois et a été battu tous les jours de façon routinière. «Mon oncle avait payé un bakchich aux hommes des services pour que je ne subisse pas de tortures trop poussées», raconte Karam.

Il se souvient du traumatisme des premiers temps où il s'est retrouvé enfermé dans un cabinet de toilettes à la turque d'un mètre carré. «Et puis, on s'habitue à tout, si bien que j'étais mieux préparé aux six mois de détention aux mains de Daech par la suite.» En novembre 2013, les jihadistes de l'Etat islamique (EI), introduits dans la ville, le capturent. Tous ceux qui prenaient des photos étaient considérés comme des renégats par les jihadistes. «Ils m'ont confisqué le Canon 60D tout neufque tous les copains m'enviaient», souligne-t-il.

Ce n'est pourtant pas le pire qu'il ait subi dans les cachots de l'EI. Il y a découvert la faim et la soif, qui le terrassaient au point de lui faire oublier la terreur. Il a échappé deux fois à l'exécution. «J'ai eu beaucoup de chance, reconnaît-il, parce que Daech ne garde jamais ses prisonniers plus de deux mois.» Son exécution était programmée au début de l'année 2014, quand l'ASL a chassé d'Alep les hommes de l'EI.

Ils ont emmené leurs prisonniers dans leur fuite vers la ville voisine d'Al-Bab, libérée lors de l'opération «Bouclier de l'Euphrate» menée par la Turquie avec des groupes rebelles syriens. Karam al-Masri montre sur son smartphone la photo que vient de lui envoyer un de ses amis d'Al-Bab du mur de la prison où il avait inscrit son nom. C'est pendant cette détention qu'il a appris la mort de ses parents, quand un baril d'explosifs a détruit leur immeuble. «Un des hommes de Daech est entré dans ma cellule un jour et m'a présenté ses condoléances comme il aurait parlé du mauvais temps. Il l'avait appris par un de nos voisins qui venait d'être arrêté. Sous le choc, je n'ai plus parlé, ni mangé ni réagi à quoi que ce soit pendant une dizaine de jours. Puis, l'oubli bienfaiteur m'a sauvé.» Libéré des geôles de l'EI grâce à une amnistie exceptionnelle, il est retourné à Alep, où plus personne ne l'attendait. «Mes parents n'étaient plus là. Ils avaient attendu de mes nouvelles et ils n'ont même pas pu se réjouir de ma libération.»

Karam al-Masri s'est installé seul, et s'est jeté éperdument dans son travail de photoreporter jusqu'aux derniers jours du siège. Il a coupé tout lien avec des groupes politiques. Il explique : «Ceux que j'ai côtoyés sont finalement des menteurs, en quête de gloire ou d'intérêt personnel et pas soucieux de l'intérêt du pays.» Malgré les horreurs et les épreuves de ces semaines apocalyptiques, il aurait voulu que la bataille se poursuive. «Les combattants n'ont pas voulu livrer la guerre des rues, alors qu'ils auraient pu esquinter les envahisseurs, estime Karam al-Masri. Six années de luttes, de sacrifices, de destructions et de morts, et on finit expulsé ! Avec un carton rouge à vie !» Désemparé, le jeune reporter doit tourner la page. Pragmatique, il a hâte de régler tous les problèmes pratiques de papiers, de logement et surtout de cours de français. Il n'a encore aucune idée de ce qu'il pourrait faire en France. Reprendre des études ? Continuer dans le journalisme ? «Tout cela est prématuré. Sans parler la langue, je ne peux pas bouger», dit-il. Mais cela devrait aller vite pour celui qui sait imiter tous les langages. Quand on lui fait observer qu'il ne parle pas avec l'accent de sa cité d'Alep, il dit que «c'est parce que je m'adapte toujours à mon interlocuteur, qu'il soit de Damas, de Beyrouth ou du Caire». Il arrive d'ailleurs déjà à reproduire le parler parisien dans l'intonation et le rythme. Il ne lui manque plus que le vocabulaire.

1991 Naissance à Alep. Novembre 2013 Arrestation par l'Etat islamique (six mois). Décembre 2016 Grand prix de la Fondation Varenne. Mars 2017 Arrivée à Paris, réfugié.

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