Billet

L'histoire de cette une qui nous hante

De la diffusion de la photo mardi au bouclage de l'édition du journal, retour sur la construction du «Libération» de ce jeudi et sur les nombreuses questions qui ont émergé.
par Johan Hufnagel, directeur en charge des éditions
publié le 6 avril 2017 à 19h39

Je vais vous raconter l'histoire d'une photo qui m'a épouvanté, qui a donné des cauchemars à plus d'un collègue et hantera sûrement, personnellement et professionnellement tous ceux qui ont travaillé à l'élaboration de la une de Libération datée de ce jeudi. Et sans doute à beaucoup de ceux qui l'ont vue, en une ou sur les réseaux sociaux. Cette histoire, je vais essayer de la dire le plus simplement possible. Pour instruire la «fabrique de l'information» et dire ce qu'est un choix éditorial.

Les premières images ont d'abord, c'est désormais la règle dans ce genre d'actualité, circulé sur mon fil Twitter, mardi. Des enfants, leurs corps sans vie, désarticulés, victimes de la guerre. On ne s'habitue jamais à des enfants morts, même après en avoir vu des dizaines, en plus de vingt-cinq ans de travail. D'abord on évite de les voir, on rejette l'information. Mais l'image revient. Attaque au gaz. Puis des vidéos, des adultes et toujours des enfants, qui suffoquent. Le quotidien d'une guerre qui dure depuis six ans. Des enfants morts, encore. Mais on ne peut pas s'y habituer. Comment parler de cette guerre, comment encore intéresser les lecteurs ? On sent bien leur lassitude. Que pouvons-nous faire, nous journalistes, vous lecteurs ? Que pouvons-nous changer ? J'ai déjà expliqué ce sentiment de honte et d'impuissance. Mais nous ne devons pas baisser les bras. Expliquer, encore et toujours, nous engager toujours, mettre de la complexité face aux simplissismes et complotismes.

Mais mardi, d’autres images font l’actualité. La Syrie passera ce jour-là, encore une fois, au second plan. Il y a le soir un débat avec 11 candidats dont l’un d’entre eux devra, au nom de la France, agir pour peser dans la diplomatie, dans la marche du monde. En trois heures et trente minutes de télécrochet politique, un œil sur chaque écran, on se rend compte en louchant sur les réseaux sociaux et la presse internationale que le drame de Khan Sheikhoun va prendre de l’ampleur. Tandis qu’à la télévision, un seul, Benoît Hamon, aura parlé des victimes de l’attaque. Le silence des dix autres candidats, de Fillon et de Le Pen (soupçonnés de complaisance à l’égard du régime syrien) surtout, est assourdissant. Il devient évident que la journée du lendemain, passée l’écume du débat, reviendra sur la Syrie. Le matin, à la conférence de rédaction, le sujet s’impose. Nous traiterons donc, sur le site et dans le quotidien du lendemain, de ce qui s’est passé à Khan Sheikhoun. Que s’est-il passé au juste ? Il faut d’abord répondre à cette question. Vérifier, valider, interroger. En attendant, avancer sur la une. Faut-il y mettre la Syrie, au risque d’user ? Ou mettre la lumière sur les chamailleries des Le Pen? Au fur et à mesure qu’avance la journée, tandis que les images se diffusent — elles seront montrées par l’ambassadrice des Etats-Unis à la tribune de l’ONU — que les responsabilités du camp d’Assad sont de plus en plus claires, on réalise que les enfants morts de Khan Sheikhoun peuvent devenir un de ces moments qui peut faire dévier l’histoire de son cours.

Ne rien dire, ne rien faire, ne rien montrer aurait été pire

Le service photo et la direction artistique font des premières tentatives. Mettre des photos de victimes, a fortiori d’enfants, pose bien sûr des questions. Est-ce trop dur ? Peut-on le faire, dans le respect des victimes ? Ce que nous faisons avec des Syriens, le ferions-nous avec des petits Français ? Sera-t-on accusé d’avoir voulu choquer pour vendre ? Ou pour choquer ? Les photos font penser à un tableau de maître flamand, faut-il les publier au risque d’esthétiser un crime ? Alors on essaie de grossir l’image, de s’extraire du contenu, jusqu’à ne plus reconnaître les corps. On isole une victime. Ça ne marche pas. On cherche d’autres photos. Le débat sur l’image est finalement relégué, un temps, au second plan. Que veut-on dire en une? Voilà la question la plus simple et la plus complexe. Quel est le message que nous voulons faire passer à nos lecteurs ? L’indignation. Sans doute. Mais encore ? Une image et alors ? Il y en a eu tellement pendant cette guerre et rien n’a vraiment changé. Que faire alors ?

Ne rien dire, ne rien faire, ne rien montrer aurait été pire. On nous l’a même reproché au moment de la noyade du petit Aylan al-Kurdi. Le massacre a bien eu lieu, l’image est désormais presque partout. Nous pensons qu'il faut montrer ce que le régime a voulu cacher, et que les opposants à Assad veulent documenter pour montrer au monde la réalité des crimes, et faire taire ceux qui les nient.

En cherchant d'autres images, on est tombé sur une photo du dictateur et de son épouse, entourés de leurs (on ne sait pas) enfants. Le choc des images, la superposition de ces deux photos. Assad tue ses enfants. «Les enfants d'Assad» sera le titre, ses enfants seront la photo. J'espère qu'ils hanteront ceux qui estiment que les crimes d'Assad sont des «erreurs politiques» en Syrie. Car ces «erreurs politiques» ont un visage. Ne détournons pas les yeux.

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