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Quai Branly: l'ogre Picasso chez ses maîtres primitifs

CRITIQUE - Formidable leçon d'histoire de l'art au musée Jacques Chirac qui dépoussière le mythe du Minotaure. Le guide des arts premiers est un certain peintre espagnol qui fit feu de tout bois pour créer, encore et encore. Tel est pris qui croyait prendre.

La photo est tirée en très grand format, affiche marquant un tournant, plein de force et d'humour, dans cette exposition en forme d'exploration indigène qui confronte le Minotaure à ses maîtres des arts premiers. Picasso y porte la lourde parure des rois africains et toise le regard du spectateur de toute son autorité naturelle. Le célèbre photomontage de Jean Harold date de 1951 (il publiera l'ensemble de ses photomontages dans La Tête des uns le corps des autres, en 1953, avec une préface de Jean Cocteau). Sur ce portrait détourné par le costume, Picasso a 70 ans et l'air dans la force de l'âge, avec ses joues creuses d'homme frugal et son œil noir d'Andalou. «Harold me demande de t'envoyer cette photo. Je le fais parce que je la trouve magnifique et digne de ta royauté», lui écrit Cocteau, charmant courtisan. L'image est légendée au dos: «Picasso-Période nègre.» Le politiquement correct n'existe pas encore.

Cette vitalité explose littéralement au fil du parcours, riche sans être étouffant, savant mais pas trop. Il puise les chefs-d'œuvre dans les deux mondes - l'ancien et le nouveau, le spirituel et l'existentiel, le naturel et l'urbain, l'Européen et le lointain exotique - et les confronte en toute égalité, pulvérisant les acquis habituels sur le primitivisme du roi de l'art moderne. On croyait venir admirer Picasso, habile cannibale de tout ce qui l'entoure et l'inspire: son masque en carton découpé peint a la même épure bicolore et les mêmes yeux ronds si graphiques que le masque anthropomorphe gunye ge, Dan, de Côte d'Ivoire (avant 1966).

Mains anonymes

On reste coi devant ses vieux maîtres. Devant l'invention de formes, infinie, poétique et d'une simplicité redoutable de ces artistes dits primitifs. On redécouvre, sous le souffle de l'art moderne, la modernité incroyable née de ces mains inspirées et anonymes qui, aux quatre coins de l'humanité et des temps, ont traduit la vie, les rites, les esprits, les pulsions en statuettes, figures, armes et masques d'une beauté sidérante (tête postiche, Pérou, côte centrale, Lima, Wari, Pachacamac, 500-1000 ap. J.-C.).

Avec une pédagogie claire et nette, Yves Le Fur campe d'abord son sujet avec une longue chronologie illustrée, sur le principe de la route qui s'anime d'images et qu'a repris avec brio TCM Cinéma pour raconter la vie des stars et des nababs de Hollywood. À une époque souvent inculte, rarement lectrice, où le savoir a l'air de peser une tonne, voici l'antidote. Le cours parfait qui n'a pas l'air d'enseigner et qui emmène le visiteur d'une idée à une forme, d'un tableau à un concept, d'une date clé à un achèvement historique. C'est le principe de l'exposition à livre ouvert où Picasso est traité en grand artiste, mais pas en Dieu vivant. Ou tous les autres le côtoient avec dignité et l'accueillent, grands seigneurs, en leurs royaumes.

«Picasso primitif», Musée du quai Branly Jacques-Chirac, 37, quai Branly (VIIe). Tél.: 01 56 61 70 00.Horaires: lun., mar., mer. et dim., 11h à 19h ; jeu., ven. et sam. 11h à 21h. Jusqu'au 23 juillet. Cat.: «Picasso primitif», sous la dir. d'Yves Le Fur (éd. Musée du quai Branly Jacques-Chirac / Flammarion, 49,90 €).

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