La France qui... se débrouille

Vivre avec un revenu de précarité active

Près de deux millions de Français touchent le RSA. Parmi eux, Dominique, Riad, T-J et Chantal, tous dans des situations très difficiles. Ils doivent joindre les deux bouts avec quelques centaines d’euros par mois.
par Sylvain Mouillard
publié le 9 avril 2017 à 17h46

Chaque mois, c'est la même attente : scruter le calendrier et patienter jusqu'au 5, pour voir son compte en banque garni de quelques centaines d'euros. Un RSA (1) pour survivre, de nouveau, pendant quatre autres semaines. Parfois, l'attente se prolonge. «Si le 5 tombe un vendredi, tu sais que tu ne toucheras pas ton argent avant le mardi d'après», explicite T-J, l'un des allocataires du revenu de solidarité active que Libération a rencontrés. Aucun, sauf Chantal, n'a souhaité apparaître avec son vrai nom et prénom, ni se faire photographier. Par pudeur, par gêne, peut-être, au moment d'évoquer ce que signifie se débrouiller avec ce minimum vital. Héritier du revenu minimum d'insertion (RMI), auquel il a succédé en 2009, le RSA est aujourd'hui versé à près de deux millions de Français.

Les candidats à l'élection présidentielle sont nombreux à vouloir le réformer : de Benoît Hamon, qui souhaite le remplacer par un revenu universel, à François Fillon, qui propose de le fusionner avec les autres aides sociales, en passant par Marine Le Pen, qui envisage de le réserver aux seuls Français. Autant de pistes qui n'émeuvent pas T-J. Né dans l'est de la France, ce quinquagénaire a la gouaille du titi parisien et le débit mitraillette. Truffant ses interventions de citations de Coluche, Pink Floyd ou Tiken Jah Fakoly, il s'emporte : «Les politiques sont à des années-lumière de ce que peuvent ressentir les gens. Il faut arrêter de culpabiliser ceux qui touchent le RSA. Ce sont des miettes. Cette misère, elle est cultivée.» Elle trouve aussi ses racines dans des parcours de vie chaotiques. Celle de T-J a basculé lorsqu'il a rencontré «Madame Vodka». Dans les années 80, l'homme travaille à la Bourse. Son goût pour la bouteille le fait dégringoler. Pendant sept ans, il vit à la rue. «J'ai gagné mon combat contre l'alcool, une drogue dure, mais ça a été très dur et très long de remonter la pente.» Après avoir travaillé pendant une quinzaine d'années auprès de personnes âgées, T-J vit aujourd'hui dans un studio du XIIIe arrondissement de Paris. Il ne travaille plus, a décidé de se laisser «un peu de répit» dans une période «pas facile» pour lui : sa compagne est soignée en Normandie pour un cancer du pancréas, sa mère vient d'être placée dans un établissement pour malades d'Alzheimer. Une fois son loyer payé, son RSA lui laisse environ 470 euros pour vivre.

Un an dans sa voiture

Dominique, 33 ans, est orphelin. Cet assistant de gestion dit que le décès de ses parents, survenu au cours de ses études, l'a «perturbé». L'homme à la voix douce a souffert lors de son dernier poste, notamment des rapports tendus avec sa supérieure. Dominique a perdu confiance en lui : «En général, mes recherches d'emploi se passent très mal. J'ai l'impression de me retrouver face à un jury, il n'y a pas d'échange.» Après avoir démissionné de son travail, il ne touche que 85 euros de prime d'activité (versée en décalage), en attendant que son dossier de RSA aboutisse. Seul réconfort : il sait où il va dormir le soir, ayant hérité d'un studio à Paris. «Mais je ne me sens pas du tout privilégié, prévient-il. Comme propriétaire, il y a certaines aides auxquelles je ne peux pas prétendre, et je dois payer les charges de copropriété et les impôts.»

Quant à Riad, 58 ans, ce sont des ennuis de santé qui l'ont fait basculer. Quatre infarctus à la fin des années 2000 et sa boîte de livraison qui périclite. La suite est presque classique : pas d'indemnités chômage en raison de son statut d'indépendant, des loyers impayés, une expulsion, et un an à dormir dans sa voiture, garé «dans les stations-service aux portes de Paris». «Je disais à mes enfants que j'étais hébergé chez un ami», se souvient Riad. Désormais logé dans un centre d'urgence du XIe arrondissement, Riad, originaire de la ville algérienne de Constantine, prépare le lancement de son entreprise, qui fera de la livraison entre la France et l'Algérie.

Chantal, elle, travaille une vingtaine d'heures par mois : des ménages chez des particuliers. Son revenu est complété par l'ancien RSA-activité (aujourd'hui appelé prime d'activité). Originaire de Sannois, dans le Val-d'Oise, elle a arrêté l'école en sixième et n'a jamais suivi de formation. Pour s'occuper de ses deux enfants, qui ne connaissent pas leur père, cette femme de 50 ans fait avec les moyens du bord. Une fois payé son loyer, son budget mensuel s'élève, en moyenne, à 450 euros. Et avec ça il faut régler les factures de téléphone (60 euros mensuels pour elle et le portable de sa fille), de gaz et d'électricité (35 euros) ou encore l'assurance de la voiture (30 euros). «Quand je vais faire les courses, je ne fais pas n'importe quoi.» Les produits de marque, en général, elle évite. Sauf ceux dont elle ne peut pas se passer car ils ne contiennent pas de gluten, auquel son fils Dylan est allergique. «Le reste, ça va dans les habits des enfants pour qu'ils soient présentables», poursuit-elle. Il y a encore quelques années, Chantal se rendait aux Restos du cœur. Mais le jour de Noël 2014, elle a trouvé dans son salon son frère qu'elle hébergeait. Mort. «On avait une personne de moins à nourrir. J'ai décidé de ne plus aller aux Restos. On n'avait plus besoin. Au bout de trois ans, ça serait dur d'y retourner.»

Horizon immédiat

Pour tenir son budget, Dominique, de son côté, a diminué «la viande et les fruits» et se débrouille avec une amie : il lui repasse ses fringues, en échange elle lui «prend des trucs au supermarché quand elle va faire les courses». Dans son studio, il n'allume jamais le chauffage, sauf quand la température descend en dessous de 0 °C. Il compte aussi sur le soutien de ses proches, dont les chèques à Noël ou pour son anniversaire servent à payer la taxe foncière. Riad aussi peut s'appuyer sur l'aide indispensable de ses enfants. La quasi-totalité de son RSA passe dans la location du petit bureau qui fait office de siège social à sa nouvelle entreprise. Par ailleurs, le quinqua peut prendre ses petits déjeuners et dîners au centre d'hébergement d'urgence où il vit. «Et je n'ai jamais déjeuné le midi, ça me fait dormir», précise-t-il. T-J, lui, fait parfois la manche, quand le découvert arrive plus tôt que prévu. Mais cette économie de la débrouille est aussi une économie du renoncement. Pour boucler les fins de mois, tous freinent des quatre fers certaines dépenses. Illustration avec T-J : «J'ai récupéré un jean de marque, mais je ne le porte pas car la fermeture éclair est cassée, et je ne peux pas me permettre de la changer.» Dominique, lui, a «renoncé à [sa] vie sociale». «Aller boire un verre avec des amis, j'ai arrêté», soupire-t-il. Même sentence de Riad : «Le resto, le café au zinc, c'est terminé.» Un verre à cinq euros à la terrasse d'un bistrot parisien c'est presque 1 % du RSA. Il montre ses cheveux en rigolant. Il a investi dans une tondeuse, histoire d'économiser les frais de coiffeur : «En deux ans, elle a été amortie.»

Parfois, l'éventualité même d'autres horizons n'existe pas. «Je ne suis jamais partie en vacances de ma vie, ni même en week-end, confie Chantal. Si j'avais l'argent, oui, j'aimerais bien, mais je ne sais pas trop où.» Ses deux enfants non plus n'ont pas quitté le Val-d'Oise, même avec le Secours populaire. «Ils préfèrent rester ici avec leurs copains.» Cette vie sociale en berne a un corollaire : l'isolement qui grandit et la déprime qui guette. «Quand on est au RSA, on a tendance à se recroqueviller sur soi-même, illustre T-J, qui s'évade grâce aux séances de cinéma offertes par une association. On vit une sorte de honte, de ras-le-bol aussi parfois.» Dominique : «A un moment, j'ai eu un temps partiel dans une bibliothèque parisienne. J'ai passé mon temps à mentir sur ma situation aux étudiants qui bossaient avec moi. C'est très délicat de bâtir une relation sociale sur du mensonge.» Riad se souvient de ces rendez-vous professionnels qu'il a dû annuler, lorsqu'il travaillait à la création de son entreprise : «Je n'allais quand même pas recevoir la personne dans la chambre que je partage avec un autre résident du centre !» Son seul rêve pour la suite est de pouvoir louer de nouveau un appartement, pour retrouver son autonomie. Mais les loisirs, il n'y pense plus. «Tous les étés, j'emmenais mes enfants en vacances sur la Côte d'Azur. C'était la belle époque. Cette envie, elle est partie. Je n'ai plus le goût.» A 58 ans, il dit qu'il pensera à la retraite «quand il sera mort».

Pour tous, l'horizon est quasi immédiat. Le moindre coup dur, et c'est un équilibre précaire qui se rompt. Comme cette fois où Dominique a eu de gros problèmes de plomberie dans son appartement. «J'espérais que le chèque ne serait pas encaissé trop vite, le temps que l'assurance me rembourse. Du coup j'ai retiré très vite du liquide, histoire d'être sûr de continuer à manger, même si ma carte bleue était bloquée.» Chantal croise également les doigts. Sa voiture, quinze ans au compteur, tient le choc. Son frigo fait bien un peu de bruit, mais le changer, «c'est 400 ou 500 euros». Soit un mois de revenu. Dominique résume : «J'ai peur qu'il m'arrive quelque chose, parce que je ne peux pas couper encore plus mon budget.» Ces quatre allocataires du RSA disent ne pas avoir (encore) dû renoncer à des soins, grâce à leur CMU-C. «Ma vie a été dure, mais je m'accroche, souffle T-J, l'ancien sans-domicile. Vu mon trajet, normalement, je devrais être mort.» Il s'arrête, repart de plus belle. «Ceux qui parlent d'assistanat, ce sont des beaufs, des blaireaux. Ont-ils la moindre idée de ce que je peux vivre dans ma tête ? Est-ce que le sens de ma vie, c'est d'attendre le 5 du mois pour vivre avec 470 euros ?»

(1) Si l'allocataire touche une aide au logement, le montant du RSA qui lui est versé est de 472 euros pour une personne seule, 676 euros pour une personne avec enfant, et 806 euros pour une personne avec deux enfants.

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