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L’étrange accord entre l’agence de presse AP et les nazis

Associated Press, l’agence de presse américaine, a échangé jusqu’en mars 1945 des photographies avec le ministère allemand des affaires étrangères, selon les révélations de l’historien allemand Norman Domeier.

Par  (Vienne, correspondant)

Publié le 10 avril 2017 à 08h44, modifié le 10 avril 2017 à 11h50

Temps de Lecture 3 min.

Le cliché d’une levée de drapeaux en Algérie en 1942.

C’était un deal secret, qui vient juste d’être révélé. Pendant la seconde guerre mondiale, l’agence de presse américaine Associated Press a échangé des photos avec l’Allemagne nazie. Tous les jours, des dizaines de milliers de clichés de propagande quittaient Berlin, par avion, pour Lisbonne ou Stockholm, où ils étaient réceptionnés par les correspondants d’AP. Les photos prises partout dans le monde par des journalistes de l’agence s’envolaient, elles, dans le sens inverse. Elles étaient envoyées au ministère allemand des affaires étrangères, triées, classées. La sélection quotidienne des meilleures d’entre elles atterrissait ensuite sur le bureau d’Adolf Hitler.

Le Führer en était totalement accro. Il se jetait dessus, avide de savoir ce que Franklin D. Roosevelt avait fait la veille, quelles étaient les personnalités que le président américain avait reçues.

Le Führer en était totalement accro. Il se jetait dessus, avide de savoir ce que Franklin D. Roosevelt avait fait la veille, quelles étaient les personnalités que le président américain avait reçues. Heinrich Himmler, le maître de la SS, lui aussi, recevait son petit paquet. Il commentait ensuite les images des journalistes avec Hermann Göring et Joseph Goebbels, les plus puissants des dirigeants du IIIe Reich, avant de les distribuer à la presse. Côté américain, AP revendait les photos venues d’Allemagne à ses clients. Le célèbre hebdomadaire Life en était friand. Les échanges ont eu lieu au moins jusqu’en mars 1945, le régime nazi recevant même des photos des troupes américaines marchant sur Cologne !

Près de soixante-douze ans après la fin du dernier conflit planétaire, on doit la découverte de ce troublant « deal » entre ennemis à l’historien allemand Norman Domeier. Il est chargé de recherche à l’université de Vienne et travaille spécifiquement sur les deux cents journalistes étrangers qui étaient accrédités auprès du régime nazi. C’est dans ce cadre qu’il a eu l’idée d’aller fouiller dans les cartons d’un certain Louis P. Lochner. « Lochner m’intéressait particulièrement, parce que c’était le chef américain du bureau de AP à Berlin, explique l’universitaire. Il a quitté la capitale allemande après la déclaration de guerre d’Hitler aux États-Unis, en décembre 1941. Il a laissé tous ses documents à Madison, dans le Wisconsin. »

Le 18 février, deux documents ont alors particulièrement attiré son attention. Le premier était la fiche de dénazification d’un ancien SS nommé Willy Brandt – un homonyme du futur chancelier allemand, rédigée par un officier américain en poste à Berlin, en janvier 1946. Il y est écrit que ce dernier a été employé par AP avant le début du conflit dans la capitale, puis qu’il a continué à travailler sous la contrainte dans le même bureau sous l’ordre des nazis et qu’il souhaiterait de nouveau retrouver des fonctions auprès de l’agence. Les militaires américains avaient émis un avis négatif.

Le même cliché d’une levée de drapeaux en Algérie en 1942 a été publié dans le « Berliner Illustrirte Zeitung » à des fins de propagnade nazie, après « l’effacement » du drapeau anglais…

Le second document était un long courrier, adressé par ce même Willy Brandt à Louis P. Lochner, dans lequel il demandait à ce dernier d’intercéder en sa faveur. « Les nazis n’ont jamais fermé les bureaux d’AP à Berlin, explique Norman Domeier. Quand Lochner est parti, ils ont gardé son personnel allemand, qui est passé directement sous les ordres de Helmut Laux, le photographe de Joachim von Ribbentrop, alors ministre des affaires étrangères. » Il faut croire que les démarches de Willy Brandt auprès de son ancien chef auront porté leurs fruits : il a été réintégré par AP en 1950. Il restera dans l’entreprise, à Berlin, jusqu’en 1978. Il est mort en 2001.

Un avantage commercial déterminant

C’est grâce à ces documents confiés après-guerre à Louis P. Lochner que l’on connaît aujourd’hui l’existence d’un contrat passé entre l’agence et les nazis. La fiche de l’armée américaine établit par exemple, à la suite du témoignage de Willy Brandt, que « durant les dernières années de la guerre, Laux avait un arrangement avec le service photo d’AP pour l’échange régulier d’images ». On retrouve d’ailleurs des preuves de cet accord dans les légendes de certains clichés, parus dans la Berliner Illustrirte Zeitung, le magazine de propagande le mieux diffusé du Reich. Les photos d’AP y étaient publiées, après avoir été parfois retouchées.
Sur Ebay, il n’a pas fallu longtemps à Norman Domeier pour acquérir un cliché d’époque, portant cette mention : « Photo AP. La photo a gagné les USA par le Portugal neutre. 4 juillet 1942. » L’agence commercialise toujours ces images, qui peuvent être acquises en ligne par ses clients. Contactée par Le Monde, AP ne nie pas l’existence de cet accord, qui lui procura un avantage commercial déterminant sur ses concurrents pendant le conflit. L’un de ses employés affirme qu’il a été conclu à l’initiative d’Helmut Laux et que la censure militaire américaine n’aurait pas émis d’objection à ce business entre ennemis, qui resta caché toutes ces années.

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