Il fallait frapper fort. Il y avait urgence. C’est que ça ne pouvait pas attendre, l’affaire est gravissime et il en allait de la sécurité nationale. Chose due, chose faite, la justice tunisienne n’a pas failli et a prononcé son verdict sans délai. Le dangereux criminel qui a porté atteinte aux sentiments des Tunisiens se voit condamné par contumace à un an de prison. Délivrance ! Justice est enfin rendue, l’honneur est sauf et la religion est protégée.

C’est bel et bien le verdict surréaliste rendu [le 6 avril] par un tribunal tunisien à l’encontre du DJ britannique ayant mixé, dans une discothèque [à Hammamet, dans le cadre du festival de musique Orbit Festival, du 31 mars au 1er avril], l’appel à la prière. L’artiste est accusé d’outrage public à la pudeur, d’atteinte aux bonnes mœurs et à la morale publique. Comme la cabale menée sur les réseaux sociaux, le harcèlement et les menaces de mort à l’encontre du DJ ne suffisaient pas, le gouverneur, un nidaiste [du parti au pouvoir Nidaa Tounès] notoire, s’est vu investi de la noble mission de défendre la foi bafouée.

Interdits au nom de la religion

En à peine quelques jours, notre justice, pourtant si indolente d’habitude, s’est empressée de réparer l’offense. Maintenant, il ne reste plus à nos autorités qu’à contacter Interpol et à lancer un avis de recherche international contre le vil criminel. Lorsqu’il s’agit de protéger le sacré contre les “profanateurs”, de préserver la moralité contre les dépravations, la machine se met en marche rapidement pour condamner le condamnable. On jette dans le trou des jeunes par centaines pour avoir fumé un joint, on pratique un test anal sur des homosexuels qui n’ont rien demandé d’autre que de vivre leur vie comme tout un chacun. Les autres affaires de terrorisme, de viol ou de meurtre peuvent attendre.

Et qu’en est-il de la liberté de création artistique ? Une notion obscure dans nos contrées, frappées par un vent d’inquisition de plus en plus persistant, frappées par les interdits au nom de la morale, du respect d’une identité crispée, frappées par les interdits au nom de la religion. Si les autorités s’érigent en protectrices du sacré, si les autorités jouent aux inquisiteurs et interviennent pour censurer ou suspendre une œuvre artistique, pour fermer un débit d’alcool légal, pour farfouiller dans l’anatomie d’un citoyen, quelle est la différence avec une théocratie ?

Pourquoi s’étonner alors si des voyous cassent la gueule au metteur en scène d’une pièce de théâtre [Nejib Khalfallah] jugée blasphématoire [notamment à cause de son titre, qui reprend une partie d’un verset coranique, “Alhakom Al-takathor”, littéralement “Vous êtes distraits par la procréation”, le titre en français étant “Fausse couche”] ou s’ils s’attaquent à un bar-restaurant ?

Le message que renvoient les autorités n’est-il pas dangereux et n’ouvrirait-il pas la porte à tous les dépassements au nom de la foi et des bonnes mœurs ? Faudrait-il qu’un syndicat des imams [proche du parti islamiste Ennahda], avec à sa tête un obscurantiste nommé Ridha Jaouadi, fasse la loi ?

D’ailleurs, l’affaire du DJ a été une aubaine pour cette bande de rétrogrades, qui a exigé, dès l’annonce du verdict, la fermeture immédiate de toutes les discothèques et de tous les bars en Tunisie. Ce qu’ils veulent : un tourisme en conformité avec la charia. Fêtards et touristes n’ont qu’à s’y résigner, ils n’ont qu’à fréquenter les mosquées pour éviter les dépravations.

Serait-il exclu que ce syndicat ait un jour gain de cause ? Jeudi 6 avril a été la journée des premières. Outre la condamnation du DJ, la justice a décidé de retirer deux exercices du manuel de grammaire de la 9e année, sur la base d’une plainte déposée par ces pieux imams. Ces deux exercices porteraient atteinte au Coran et contiendraient des reproductions faussées de certains versets selon les plaignants.

Fallait-il que la justice s’en mêle ? Le tribunal a jugé bon de supprimer les exercices incriminés, le syndicat des imams a réussi son coup en révisant un livre scolaire. Bientôt, on pourrait déposer plainte contre une partie du programme de philosophie jugé impie, ou demander la suppression d’un auteur qualifié de mécréant du programme de littérature, ou peut-être interdire l’enseignement de la théorie de l’évolution, celle du Big Bang ou le chapitre reproduction humaine… Qui sait !

Le mal qui ronge ce pays

Un sit-in pour la fermeture d’un bar-restaurant à Djerba, des manifestations pour fermer un point de vente d’alcool à El Jem [ville de l’est du pays], des imams appelant à la fermeture de tous les bars, une thèse de doctorat prétendant que la terre est plate, s’appuyant sur des arguments religieux, un artiste tabassé à cause du titre de sa pièce de théâtre, un DJ qui se retrouve condamné à un an de prison pour avoir mixé un appel à la prière dans une discothèque, deux exercices supprimés des manuels de grammaire pour atteinte au Coran, encore des imams appelant à la fermeture, cette fois, de toutes les boîtes de nuit…

C’est une série d’événements sans liens en apparence, mais qui révèle le mal qui ronge ce pays. Cette image de la Tunisie tolérante, ouverte et progressiste s’approchera bientôt du mythe. Face à une islamisation rampante et pernicieuse de la société, face au danger que cela représente, les autorités laissent faire. Cela ne se passe pas sous la troïka [coalition au pouvoir de 2012 à 2014] menée par les islamistes, mais sous un gouvernement d’union nationale [au pouvoir depuis janvier 2015] censé être mené par [Nidaa Tounès] un parti moderniste…