A Belleville, sauver une pellicule, c’est sauver des souvenirs

Cinquante ans après le tournage, un réalisateur et ses acteurs se retrouvent dans un bistrot de Belleville à l’occasion d’une campagne de financement pour restaurer le film “Rue des cascades”, nommé “Un gosse de la butte” à sa sortie, en 1964.

Par Romain Jeanticou

Publié le 15 avril 2017 à 11h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 04h06

Dans un minuscule bistrot planqué en contrebas de la rue des Pyrénées, dans le 20e arrondissement parisien, l’équipe d’un film savoure le photocall auquel elle n’a pas eu droit cinquante-trois ans plus tôt. Sous les flashs et au centre des regards, Maurice Delbez, 94 ans, a l’air un peu perdu dans l’engouement soudain qui l’entoure. Appuyé sur sa canne, le réalisateur assure à ceux qu’il appelle encore « [ses] enfants », et qu’il a dirigés dans ces mêmes rues un demi-siècle plus tôt, qu’ils n’ont pas changé. Ils ont tourné ici Un gosse de la butte, son sixième film, en 1964. L’histoire d’une mère blanche qui refait sa vie avec un jeune Noir de vingt ans son cadet, dans le décor presque sauvage du Belleville des années 1960. Pour Maurice Delbez (réalisateur également de A pied, à cheval et en voiture avec Noël-Noël  et Darry Cowl, ou Dans l’eau... qui fait des bulles !, avec Louis de Funès), c’est « le film de [sa] vie », mais aussi celui qui le mènera à la ruine. Sa romance mixte ne séduit pas les critiques, encore moins les directeurs de salle qui refusent de montrer le film, laissant le réalisateur endetté à hauteur de 40 millions de francs. « Il est sorti trop tôt, les mentalités n’étaient pas prêtes, assure-t-il plein d’amertume. Mais tout ça est réparé aujourd’hui. »

Cette « réparation » est principalement l’œuvre de Celluloid Angels, une plateforme de financement participatif lancée il y a moins d’un an, qui s’attache à restaurer et diffuser des longs-métrages des années 1950 aux années 2000. Sébastien Arlaud, son directeur, parcourt les catalogues des distributeurs et rencontre les ayants droit pour déterminer un plan financier, puis tente de mobiliser les communautés de cinéphiles pour récolter les fonds nécessaires. « Pour Un gosse de la butte [renommé aujourd’hui Rue des Cascades, NDRL] par exemple, le film a été tellement peu distribué que la pellicule est plutôt en bon état, mais de la moisissure attaque le négatif, explique-t-il. Il faudra compter 116 000 euros pour en faire une copie numérique et créer un négatif neuf à partir de celle-ci. » Celluloid Angels demande aux internautes de contribuer à hauteur de 20 000 euros… mais n’a pas encore dépassé les 25 % de cet objectif.

Rapprochement entre cinéphiles et distributeurs

D’ailleurs, parmi l’éclectique sélection de Celluloid Angels (Le Grand Bleu, L’Empire des sens, La Folie des grandeurs…), seuls deux ont bouclé leur collecte : Les Tontons flingueurs et La Belle Marinière, un des premiers films de Jean Gabin. « Notre ambition est double, soutient Sébastien Arlaud. Tout d’abord, anticiper la mutation numérique : il est déjà compliqué de restaurer de vieux films aujourd’hui, imaginez comme ce sera pire dans dix ans. Ils seront perdus techniquement mais aussi de façon immatérielle, oubliés. » Ensuite, entamer un rapprochement entre cinéphiles et distributeurs. « Les gens du cinéma ne connaissent pas leur public et le prennent pour un consommateur et non un fan. Pourtant, demain, ce sont les collectionneurs qui vont prendre la main dans le domaine du patrimoine cinématographique. »

Ainsi, la première du film avec Gabin aura lieu à Mériel, village d’enfance du Patron où un musée lui est consacré, tandis que Sébastien Arlaud aimerait monter un festival autour des Tontons flingueurs à Montauban, la ville où démarre le film de Georges Lautner. Parmi les autres projets de Celluloid Angels, faire ressortir dans des cinémas de quartier des films de catalogue pour financer des petits projets associatifs (une sortie scolaire, par exemple) ou éditer des Blu-ray en faisant participer les internautes aux bonus. « Il faut décloisonner le secteur pour que ses acteurs puissent dialoguer et revenir à plus d’humain », conclut le directeur de la plateforme.

 

Les acteurs du film Rue des cascades entourant le réalisateur Maurice Delbez.

Les acteurs du film Rue des cascades entourant le réalisateur Maurice Delbez. Photo: Vincent Bourdon

 

L’humain, ce sont des rencontres comme celle-ci, qui fait se retrouver rue des Cascades un réalisateur et ses acteurs d’il y a cinquante ans. Parmi eux, Christine Simon, 66 ans, 13 à l’époque. Après Maurice Delbez, elle a tourné avec Brel et Emmanuelle Riva dans Les Risques du métier (1967) et fut l’une des héroïnes du feuilleton populaire Vive la vie ! de 1966 à 1970. Elle n’a jamais vu Un gosse de la butte, mais garde des souvenirs vifs de ses journées passées à siffler le générique du Pont de la rivière Kwaï avec les autres gamins, dans les loges ou dans les rues en pente. « C’est bien tout ça mais on n’a pas besoin du cinéma pour se rappeler, les souvenirs de tournage sont plus importants », glisse-t-elle, mi-grave, mi-amusée. Elle n’oublie pas son irruption involontaire dans la loge de Richard Burton, qu’elle surprend en slip entre deux prises du Chevalier des sables, dont il partage l’affiche avec Elizabeth Taylor. Derrière elle, les gosses d’hier aujourd’hui dégarnis ou moustachus rejouent une scène du film, hilares. Erick Barrukh, que ses parents ont préféré médecin que comédien, se souvient de Christine Simon, de quatre ans son aînée, ou plutôt de son costume. « Elle tournait une scène en Bikini, et c’est la première fois qu’on voyait une fille en maillot de bain. » Le prénom de son personnage, lui, ne revient à personne, pas même à la comédienne. Seule la diffusion du film restauré pourra leur rafraîchir la mémoire.

 

 

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