David Dufresne : “Je raconte l'histoire du modernisme diabolique du Front national”

L'écrivain et réalisateur français, expatrié au Québec, met en lumière dans “L'Infiltré”, un nouveau “serious game”, les méthodes de communication et de conquête du Front national. Il nous livre à son tour son regard sur la campagne présidentielle.

Par Romain Jeanticou

Publié le 17 avril 2017 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 04h07

David Dufresne, journaliste documentariste parmi les pionniers du web indépendant et du logiciel libre, a mal à son Internet. Lui qui en avait fait son terrain d'investigation et de création narrative (Prison Valley, Fort McMoney) a vu la « fachosphère » – ces communautés en ligne d'activistes d'extrême-droite – étendre son territoire numérique pour devenir la force prédominante de la lutte pour la liberté d'expression sur le net.

À l'occasion de la campagne présidentielle, il retrouve d'autres réseaux, ceux de renseignement, qu'il avait laissés avec ses livres-enquêtes Maintien de l'ordre : enquête (2007) et Tarnac, magasin général (2012), dans L'Infiltré. Une application mobile payante sous forme de jeu en temps réel où l'internaute incarne un agent de la DGSI chargé de surveiller le Front national grâce à l'appui d'une « taupe » avec qui il communique via des choix de réponse à la manière des « livres dont vous êtes le héros ». Une manière d'occuper le terrain.

On retrouve au cœur de votre nouvelle création L'Infiltré une notion qui aura occupé toute la campagne présidentielle : la suspicion. Dans quelle mesure le soupçon fait-il aujourd'hui partie intégrante de la politique ?

Il y a plus de suspicion chez les citoyens, mais il n'y a pas pour autant moins de naïveté. Certaines affaires trouvent écho chez les électeurs, d'autres pas. Pourquoi le Front national en pâtit-il moins que Fillon ? Parce que celles du FN sont plus compliquées. François Fillon a payé sa femme, ses enfants, il a un château, des costumes hors de prix, le schéma est simple. Pour les attachés parlementaires du FN, c'est moins parlant. Aux États-Unis, Trump est l'accident démocratique le plus fou possible, mais ici, nous n'en sommes pas loin. Je suis très pessimiste sur l'avenir de la démocratie française. L'Infiltré s'inscrit dans cette atmosphère délétère.

Vous avez arrêté le journalisme traditionnel car vous « n'y croyiez plus ». Dans cette campagne, les journaux ont pourtant joué un rôle déterminant en révélant plusieurs affaires mettant en cause certains candidats. N'est-ce pas la preuve que l'on ne peut pas s'en passer ? 

Non, car toutes ces affaires ont été révélées par Mediapart et Le Canard enchaîné, mais la machine dans sa globalité est déficiente. Le journaliste d'enquête fait tout, le journalisme politique est un désastre. Les chaînes de télévision diffusent des images qui appartiennent aux partis, ils n'ont même pas leur propre regard sur ce qu'ils diffusent. Le journaliste n'existe plus.

 

 

Comment est né le projet L'Infiltré et quelle a été votre méthode de travail ?

Je suis tombé à mon corps défendant dans la « fachosphère » et j'en suis sorti effaré. J'ai été frappé par la modernité des pratiques d'un Front national dont seul l'empaquetage a changé et dont les idées restent archaïques : comme le leur demande Marine Le Pen, ils occupent très bien le terrain du web et sont les seuls à tenir le discours de la liberté d'expression. La cellule Riposte et argumentaire dont fait partie l'« indic » du jeu existe vraiment : ils sont chargés de surveiller et d'investir les réseaux. L'Infiltré, c'est ma réponse et ma manière de ne pas leur laisser ce terrain. Je raconte l'histoire du modernisme diabolique du Front national d'aujourd'hui. J'ai fait un travail de pré-enquête, passé du temps dans les cafés autour des locaux du parti. C'est très facile de récolter des informations simplement en se posant et en observant les gens qui vont et viennent.

“Le journaliste n'existe plus.”

Vous connaissez bien le travail de la DGSI depuis votre enquête sur l'affaire Tarnac. Peut-on croire que l'État espionne d'aussi près les partis politiques que le fait l'agent de votre jeu avec le FN ?

Je ne sais pas si la DGSI s'intéresse aux partis mais leurs prédécesseurs, les renseignements généraux, le faisaient, contrairement à ce qu'affirmaient Nicolas Sarkozy et Bernard Squarcini [directeur central du renseignement intérieur de 2008 à 2012, NDLR.]. C'est en tous cas plausible : sans tomber dans le discours du « cabinet noir », l'État a les moyens techniques et humains de savoir ce qu'il se passe dans les partis.

Dans Tarnac, magasin général, vous faisiez le constat que « l'antiterrorisme est devenu un mode de gouvernance ». Cinq ans plus tard, avec les attentats qu'a connu la France, cela semble encore plus vrai. Peut-on s'en extirper ?

Tarnac, c'était les Pieds nickelés. Il n'y a pas eu mort d'homme et pourtant il y avait déjà les germes de l'utilisation de moyens illégitimes et disproportionnés. À l'époque, la France n'avait pas connu d'attentats comme aujourd'hui avec Merah, Charlie Hebdo, le 13-Novembre, Nice… Le terrorisme et l'antiterrorisme sont des affaires politiques. Les juges, les magistrats, les policiers en sont conscients et s'en plaignent. C'est devenu l'alpha et l'omega avec l'état d'urgence, un moyen de gouverner, pour ne pas dire un moyen de contrôler. C'est terrible : vouloir débattre des libertés publiques, individuelles et fondamentales, est immédiatement suspect et discrédité. Alors que ce serait le moment ou jamais. C'est la faute de la gauche qui a abandonné ce terrain là. On a désormais recours à l'ordre systématique et non proportionnel. L'antiterrorisme est un levier pour installer une société de surveillance généralisée, où le modèle exceptionnel devient le modèle qui s'applique à tout. Dans la campagne présidentielle, c'est acté. Pour autant, l'état d'urgence permettra-t-il de surveiller tous les camions du monde ? C'est une victoire pour les terroristes car toute notre société tourne désormais autour d'eux.

Vous vivez à Montréal. Quel regard porte le Québec sur la campagne française ?

Les problématiques des deux pays ne sont pas du tout les mêmes : le chômage, l'immigration n'occupent pas autant de place qu'ici. L'opposition au mariage pour tous a été un choc pour les Québécois, où les personnes de même sexe peuvent s'unir depuis 2004. La droitisation de la France est incomprise dans un tel volume, tout comme le poids du passé dans le débat politique. Le Québec voit aussi que beaucoup de Français s'expatrient là-bas, quasiment comme des réfugiés politiques. C'est bien sûr humoristique par rapport à la notion véritable du mot, mais beaucoup d'entre eux sont partis car ils en ont eu ras-le-bol, comme des réfugiés de la démoralisation ambiante. Il y a un mélange d'incompréhension et d'indifférence car, il faut bien le dire, c'est assez pathétique de voir que Paris croit toujours être le centre du monde alors qu'elle ne l'est plus du tout.

“Nous sommes arrivés au bout du système représentatif.”

Quelle a été votre première rencontre avec la politique ?

Ma première rencontre avec la politique, c'est le 10 mai 1981. J'ai 13 ans et ma mère m'amène à la Bastille après la victoire de Mitterrand. Je vois un ouvrier en pleurs qui vient vers moi et me prend dans ses bras. Je serai plus tard amené à comprendre qu'il serait trahi, comme le peuple de gauche. Ma première rencontre avec une politique est plus amusante : à 15 ans, j'écrivais des fanzines à Poitiers et j'ai été approché par le Parti socialiste local, qui cherchait à recruter des jeunes, et qui m'a invité à la garden party de l'Élysée. J'étais punk, mais j'étais curieux. Je suis monté dans un bus pour l'Élysée, qui s'est arrêté à Châtellerault où nous devions prendre une dame. Alors que nous discutons durant le trajet, elle me dit : « Vous ne devriez pas faire de la politique, vous n'êtes pas fait pour ça. » C'était Édith Cresson. J'ai fini en photo dans Paris Match à la garden party de l'Élysée.

Vous ne l'avez pas écoutée puisque vous avez été candidat au sein du Parti pirate aux élections législatives en 2012. Qu'en avez-vous tiré ?

Ce fut une déconvenue terrible, pas seulement par le nombre de voix que l'on savait faible d'avance, mais parce que je me suis rendu compte qu'au sein du Parti pirate, il y avait des libertaires comme moi mais aussi des libéro-libertaires défendant la loi de la jungle, qui venaient de l'extrême-droite. Ce parti m'avait séduit car il était porteur de valeurs nouvelles, comme la démocratie liquide qui était une autre façon de faire de la politique, mais si vous chassez le naturel, il revient au galop. C'est le système de parti qui pose problème : nous sommes arrivés au bout du système représentatif. La seule chose dont on est sûr en votant, c'est de servir les intérêts d'une personne, pas de servir ses propres intérêts ou ceux de la communauté.

L'Infiltré, une production Akufen et Narrative Boutique. Application disponible sur l'Apple Store et Google Play, 1,99€.

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