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Turquie : « Il n’est jamais bon qu’une Constitution soit approuvée par un maigre 51 % »

Marc Semo, notre envoyé spécial à Ankara, a répondu aux questions des internautes à propos des conséquences politiques de la victoire du oui au référendum sur la réforme constitutionnelle en Turquie.

Le Monde

Publié le 19 avril 2017 à 14h21, modifié le 20 avril 2017 à 07h51

Temps de Lecture 7 min.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan, à Ankara, le 17 avril.

En Turquie, dimanche 16 avril, le oui à la réforme constitutionnelle l’a emporté de justesse avec 51,41 % des voix obtenus lors du référendum. Cette réforme va permettre l’instauration d’un régime présidentiel qui renforce considérablement les pouvoirs du chef de l’Etat. Les observateurs internationaux et l’opposition turque ont dénoncé des conditions de campagne inéquitables et un scrutin entaché de soupçons de fraude. Notre envoyé spécial, Marc Semo, a répondu aux questions de nos internautes, jeudi 19 avril.

Romain : Va-t-on vers une dictature en Turquie ?

Marc Semo : Ce qui est sûr est qu’aucun chef d’Etat dans un pays démocratique ne dispose de telles prérogatives, même si les autorités turques assurent que cette réforme constitutionnelle s’inspire du modèle présidentiel américain ou semi-présidentiel français. Le président a notamment un pouvoir de contrôle sur la justice via le Haut Conseil des juges et des procureurs, dont il nomme six des treize membres, les autres étant désignés par son parti qui est majoritaire. Ce point entrera en vigueur sous les trente jours. Il redevient aussi le chef du parti. Le reste de la réforme entrera en vigueur en 2019. Il existe cependant une très forte résistance de la société, comme le prouve le résultat serré, notamment dans les grandes villes, comme Istanbul et Ankara, qui ont voté non lors du référendum.

Jules : Quels seront les pouvoirs aux mains du président turc qui ne sont pas dans les mains du président français ? Quelles sont les différences entre les régimes présidentiels français et turc ?

Sans entrer dans trop de détails, il y a d’abord le contrôle sur le Haut conseil des juges et sur les procureurs, alors que le Conseil supérieur de la magistrature français est relativement indépendant. Idem pour le Conseil constitutionnel. En outre, le président peut largement gouverner par décret dans un champ beaucoup plus élargi qu’avant et plus vaste qu’en France. Mais il est vrai qu’à certains égards ce texte s’inspire du modèle de la Ve que Mitterrand pourfendait comme « le coup d’Etat permanent ». Le poste de premier ministre est supprimé, en s’inspirant du modèle américain, mais sans les réels contre-pouvoirs que l’on voit outre-Atlantique : le Congrès et la Cour constitutionnelle, qui, comme on l’observe face à Trump, équilibrent efficacement les pouvoirs présidentiels.

Brice : Le résultat très serré est-il une défaite pour Erdogan ?

Oui, d’autant qu’il avait passé alliance avec les ultranationalistes du Parti d’action nationaliste (MHP) et leurs 10 %. Ajoutés aux 50 % du Parti de la justice et du développement (AKP) aux dernières législatives de novembre 2015, cela faisait un bloc de 60 % des suffrages. Il a donc perdu 10 points. Et, compte tenu des moyens mobilisés pour le oui – tout l’appareil d’Etat et la quasi-totalité des grands médias tenus par des proches du pouvoir –, mais aussi des fraudes, c’est une véritable victoire des partisans du non, même si elle n’est pas surprenante. En février, j’avais fait une enquête montrant la résistance à Erdogan, même s’il semblait renforcé, après le putsch de juillet 2016, par la répression – 40 000 arrestations et 140 000 licenciements dans la fonction publique – et par la peur.

Garance : Comment expliquer les différences de résultats chez les Turcs résidant à l’étranger ? Et notamment la forte proportion du oui parmi les votants dans certaines villes de France ?

Une grande partie de l’immigration turque en Europe est composée de gens venant des régions les plus pauvres du pays et qui, même après des années passées en Allemagne, aux Pays-Bas, en France, etc., continuent de garder une image de la Turquie en décalage avec son développement réel. En revanche, les plus jeunes, mais aussi les Kurdes, ont, même à l’étranger, voté pour le non à cette réforme constitutionnelle.

Merhaba : Les recours dont dispose légalement l’opposition ont-ils réellement une chance d’aboutir et pourrait-on envisager un retournement de situation après un recomptage des voix ?

C’est très peu probable car le Haut Conseil électoral comme les plus hautes instances judiciaires du pays, à commencer par le Conseil constitutionnel, ne sont plus vraiment indépendants. Et, dès le soir du vote, Erdogan disait qu’il n’accepterait aucune remise en cause citant un vieux proverbe populaire : « Le cheval est parti maintenant c’est trop tard. »

Theo : Vous parlez de rupture entre grandes villes et province. Est-ce une situation analogue à celle qui a fait gagner Trump aux Etats-Unis ?

En partie, oui. Mais la victoire du non dans les villes s’explique aussi par le basculement d’une partie des classes moyennes urbaines islamistes et par une grande partie des ultranationalistes hostiles « au pouvoir d’un seul homme ». Une étudiante voilée, fan de l’AKP, m’expliquait s’abstenir parce que « aucun homme ne peut avoir de si grandes responsabilités sur ses épaules ». Mais ces électeurs qui ont boudé le référendum continueront à voter islamiste, voire AKP, dans d’autres scrutins. Erdogan est ébranlé, mais loin d’être coulé.

Mathieu : Quelle est l’ampleur des irrégularités dans les régions kurdes ? On parle notamment de gens armés dans les bureaux de vote, d’arrestations d’assesseurs de bureaux de vote, etc.

Il y en a eu beaucoup, y compris du bourrage d’urnes. Mais dans de nombreux endroits kurdes du pays, le non a triomphé. La fraude a été assez bien répartie dans le pays, mais le plus souvent dans des zones reculées. Il y aurait des centaines et des centaines d’urnes où il n’y a eu que des oui selon le CHP, le principal parti d’opposition, qui demande l’invalidation du scrutin. La fraude majeure a porté sur les bulletins non scellés, c’est-à-dire sans le tampon du bureau de vote où ils ont été déposés dans l’urne et que le Haut Conseil électoral a décidé, à 17 h 30 et sur ordre de l’AKP, de valider. Or c’est cela qui permet de bourrer facilement les urnes en remplaçant ceux qui sont déjà dans l’urne. Dans beaucoup de petits bureaux, il n’y avait pas d’observateurs des partis d’opposition.

Babel : Peut-on craindre une aggravation des violences dans le Sud-Est kurde ?

C’est probable. Mais compte tenu de ce qui se passe en Syrie et de la montée en puissance du mouvement nationaliste kurde, cet accroissement des violences aurait eu lieu même sans le référendum.

Tigrou : Que reste-t-il des négociations de rapprochement avec les Européens ?

Elles étaient déjà dans un état de mort clinique après douze ans de négociations. Cette réforme risque donc de donner le coup de grâce car la nouvelle Constitution turque ne respecte pas les critères de Copenhague – conditions pour l’adhésion –, violant les principes de base de l’Etat de droit dont une réelle séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire. Les plus optimistes, parmi les 27, espèrent que dans les deux ans avant son entrée en vigueur, des garanties pourront être apportées. Mais la plupart des capitales en doutent et le Parlement européen avait déjà voté le gel des négociations.

Fernand Raynaud : Le projet de rétablissement de la peine de mort est-il réel ?

C’est probable car après le semi-échec de ce référendum, le président Erdogan a besoin de se relégitimer par un plébiscite. Il parle également d’un référendum sur l’Europe. Ce qui est sûr, c’est que le rétablissement de la peine de mort signifierait la fin de la route vers l’Europe, comme l’a déjà annoncé le président de la Commission, Jean-Claude Juncker.

Arthur : Quelles sont les avantages, pour Erdogan, de devenir le leader de son parti politique ?

Il l’était déjà de fait, même si formellement c’est le premier ministre qui est le leader du parti. C’est lui qui contrôlait, par ses hommes liges, toutes les nominations et les investitures, mais Erdogan est un paranoïaque qui estime que l’on n’est jamais assez prudent. D’où cette volonté de bien verrouiller la machine de l’AKP, qui fonctionne comme un parti communiste de la grande époque avec une commission des cadres à la botte du leader. Celui-ci tient parfaitement le parti et déplace régulièrement les responsables locaux et régionaux afin qu’ils ne puissent pas se créer des fiefs.

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Tiphaine : Erdogan va-t-il intensifier la répression qu’il a commencée l’an dernier contre ses opposants ?

C’est possible, mais comme il est conscient des rapports de force il peut très bien continuer à vitupérer sur les tribunes et, dans les faits, mettre la pédale douce pour calmer l’opposition. Erdogan est un pragmatique maître des virages à 180° comme on l’a vu avec les Kurdes. Il est le premier à avoir ouvert des négociations directes avec les rebelles du PKK et leur leader Abdullah Ocalan, emprisonné en 2012 -2013, puis à rallumer le conflit après son échec aux législatives de juin 2015.

Julien : Après ce référendum, lors de quelles élections les Turcs retourneront-ils aux urnes ?

Selon la Constitution soumise à référendum, les prochains scrutins législatif et présidentiel sont prévus en novembre 2019. Mais il n’est pas impossible qu’Erdogan mise sur des législatives anticipées pour redorer son blason.

Bizbize Yeteriz : Le référendum en Turquie est légitime. Le oui a gagné avec une participation de 85 %. Cependant, les médias français n’arrêtent pas de critiquer le choix du peuple. Or quand le Brexit a gagné au Royaume-Uni avec le même score, personne n’a rien dit sur le fait que le pays était divisé en deux. En quoi ce référendum turc est-il dérangeant ?

Une Constitution a une portée pratique et symbolique énorme. Il n’est donc jamais bon qu’elle soit approuvée par un maigre 51 %. Mais surtout il y a la question des irrégularités alors que le résultat est très serré. C’est pour cela qu’il y a tant de critiques et de malaise. Si le vote s’était déroulé dans des conditions irréprochables, cela aurait été un peu différent.

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