Tribune

Jean-Luc Mélenchon et la Russie : ce qui nous dérange

Plusieurs chercheurs en histoire, en sociologie et en science politique sur la Russie dénoncent les erreurs d'appréciation et les compromissions du leader de La France insoumise avec le régime de Vladimir Poutine.
par Un collectif d'universitaires et d'artistes
publié le 20 avril 2017 à 15h41

Depuis un siècle au moins, le monde politique français est partagé sur la Russie. Si l'alternative du temps de l'Union soviétique – fascination ou rejet – semble dépassée, l'attirance pour la figure du chef et la dénonciation de l'impérialisme états-unien alimentent la complaisance envers Vladimir Poutine, qui dirige le pays depuis 1999. Après l'extrême droite et une partie de la droite, elle semble avoir conquis ces dernières années Jean-Luc Mélenchon. Déjà, en mars 2015, ce dernier avait traité l'opposant Boris Nemtsov de «voyou politique», juste après son exécution par balles à quelques mètres de la place Rouge. Certes, Mélenchon a déjà répondu aux critiques à ce propos, balayant l'idée qu'il serait «lié» à Poutine et reconnaissant l'existence d'un climat de violence à Moscou. Mais ces explications ne nous ont pas satisfaits. Les prises de position du candidat de La France insoumise sur la Russie et l'Ukraine heurtent ce que disent notre expérience personnelle, nos travaux de recherche et bien des enquêtes journalistiques. Pire, elles relaient souvent directement la communication gouvernementale russe : un comble pour celui qui dénonce depuis des mois la «médiasphère officielle» dans l'hexagone.

Il y a tout d'abord la façon dont il qualifie le pouvoir russe. Lors d'un meeting au Havre le 30 mars, Mélenchon a déclaré : «Je combats la politique de Poutine… Mais […] je ne suis pas d'accord pour participer au chœur des excités qui passent leur temps à espérer qu'on déclenche un conflit avec les Russes parce que ceci est une abomination. Je suis pour la paix.» Son conseiller sur les questions internationales, le chercheur en géopolitique Djordje Kuzmanovic, a affirmé le 28 mars devant l'association Dialogue franco-russe qu'en tant que président de la République, Jean-Luc Mélenchon entretiendrait des «relations cordiales et […] de partenariat avec Monsieur Poutine ou tout autre président que les Russes se seront choisi». Passons sur les procédés rhétoriques qui consistent à faire croire que critiquer fermement Poutine signifie vouloir la guerre avec la Russie, et qu'il est un chef d'Etat élu comme les autres. De telles formules banalisent un régime qui, s'il conserve une apparence de pluralisme, a été instauré par un ancien responsable des services secrets qui a conduit à son arrivée au Kremlin une guerre atroce en Tchétchénie, sous couvert d'«opération antiterroriste». L'issue des élections en Russie est, depuis le milieu des années 2000, déterminée par l'impossibilité pour les candidats d'opposition de faire campagne dans des conditions acceptables en démocratie : l'absence de débats à la radio et à la télévision, les restrictions mises aux manifestations publiques, mais aussi le bourrage des urnes et l'intimidation, voire la violence physique. Même s'il ne nie pas ouvertement cette réalité, Jean-Luc Mélenchon tend consciemment ou non à la faire oublier. La vision qu'il porte de la Russie et de l'Ukraine dans le débat public le confirme sur plusieurs points.

Erreurs d’appréciation

D’abord, ses erreurs d’appréciation sur l’opposition en Russie. Structurée lors des manifestations de l’hiver 2011-2012 contre la fraude électorale et la corruption, elle fédère aujourd’hui des partis «libéraux» (proches par leurs programmes de la social-démocratie européenne), une partie de la mouvance nationaliste, dont l’avocat blogueur Alexeï Navalny, mais aussi des écologistes et des défenseurs des droits de l’homme, ainsi que les marxistes du «Front de gauche», la plateforme groupusculaire de Sergueï Oudaltsov, actuellement emprisonné en Russie. Vu la coalition de ces courants face à Poutine et Medvedev, même si elle ressemble à «l’alliance de la carpe et du lapin» comme disent les observateurs, il est absurde d’opposer les uns aux autres.

Traiter Nemtsov de «libéral fanatique» comme l'a fait Jean-Luc Mélenchon dans son blog de mars 2015 était par ailleurs injustifié, alors qu'il s'était engagé, l'année précédent son assassinat, dans l'organisation des «marches de la Paix» (les 15 mars et 21 septembre 2014) contre la guerre en Ukraine. L'enrichissement personnel de Nemtsov pendant toute sa carrière fut négligeable par rapport aux cas de Poutine et de Medvedev, lesquels ont favorisé la mainmise économique de la Russie par leurs proches. Quant aux propos douteux de Navalny sur les Juifs et la Shoah, rapportés en 2013, ils n'apparaissent plus aujourd'hui dans ses discours ; en revanche il a gagné le soutien d'une frange importante de l'opinion par son travail d'investigation contre la corruption au sommet de l'Etat poutinien, comme en témoigne le succès des rassemblements du 26 mars dernier.

De même, le jugement du candidat «insoumis» sur le soulèvement de Maïdan à Kiev en 2013-2014, un cas d’occupation de l’espace public proche de ceux qui, aux Etats-Unis, en Espagne et en France, ont été salués par son mouvement, est déroutant. Pour de nombreux chercheurs, ce fut une révolution rassemblant – comme celle de février 1917 à Petrograd – une coalition hétéroclite contre le président ukrainien Viktor Ianoukovitch (1). Ce dernier, élu de façon démocratique en 2010, s’était aliéné une partie de l’opinion à Kiev et dans l’ouest du pays, en particulier de la jeunesse, en tournant le dos à l’Union européenne et en laissant s’instaurer une oligarchie très corrompue. Il a provoqué sa chute en faisant tirer à balles réelles sur la foule des manifestants le 20 février 2014 (75 morts).

Les médias officiels russes y ont vu le résultat d'une opération conjointe de la CIA, de l'OTAN et de l'Union européenne destinée à instaurer un régime fasciste en Ukraine. Jean-Luc Mélenchon leur a alors emboîté le pas, dénonçant «un pouvoir putschiste aventurier [influencé par] des néonazis». Or, s'il y avait une composante d'extrême droite dans le mouvement du Maïdan, le nouveau parlement ukrainien élu en octobre 2014 ne compte qu'une trentaine de députés (sur 450) issus de cette mouvance, qui a obtenu 15% des voix environ. Des dizaines d'activistes pro-russes ont bien péri à Odessa le 2 mai 2014 dans l'incendie d'un bâtiment, et un climat de violence persiste du fait de la guerre dans le Donbass qui a déjà fait environ 10 000 morts en trois ans. Pour autant, le pouvoir en Ukraine n'est pas fasciste.

Nouveau cours du nationalisme russe

Justement, considérons la situation militaire à l'Est. Le romancier russophone Andreï Kourkov écrivait en mars 2014, s'adressant à Vladimir Poutine : «Je n'ai pas besoin que l'on me protège, et j'exige le retrait immédiat des forces russes du territoire de l'Ukraine.» La Russie a en effet commis une agression caractérisée à l'égard de son voisin : invasion et annexion de la Crimée après un référendum non démocratique, puis déclenchement d'un conflit en Ukraine orientale (Donbass), via des troupes irrégulières pour une guerre longue de basse intensité, avec le soutien de forces spéciales et l'envoi de blindés. Lorsqu'il affirme que «les différentes puissances, et spécialement les Etats-Unis et Poutine, utilisent des bouts de pays pour servir leurs intérêts» dans cette partie du monde, le conseiller de Jean-Luc Mélenchon pratique une langue de bois remarquable. Il dit par ailleurs : «Sur Poutine, nous faisons une distinction nette entre sa politique intérieure et sa politique extérieure. C'est un nationaliste russe et un libéral.» Comprendre : la première caractéristique est acceptable, pas la seconde.

Ce nouveau cours du nationalisme russe a également séduit une partie de l’opposition à Moscou : le Parti communiste comme Oudaltsov, l’opposant que défend publiquement Mélenchon, ont approuvé l’annexion de la Crimée. Conséquence de ce ralliement partiel et de la répression du pouvoir à son encontre, le «Front de gauche» a connu plusieurs défections et pratiquement cessé toute activité (2). Un de ses fondateurs, Ilia Ponomarev, vit désormais en exil à Kiev. Mais, outre Navalny, qui propose sur la Crimée une voie médiane avec la tenue d’un nouveau référendum, d’autres responsables politiques pourraient incarner le changement en Russie. Dans ces conditions, appeler à soutenir le seul «Front de gauche» comme le fait le leader de La France insoumise, nous paraît surtout servir la cause du pouvoir en place.

(1) Ioulia Shukan, Génération Maïdan : vivre la crise ukrainienne, La Tour-d'Aigues, Éditions de l'Aube, 2016.
(2) Les profils du «Front de gauche» russe sur les réseaux sociaux n'ont rien publié depuis juin et décembre 2016 respectivement. L'URL de son site internet n'est plus valide.

Signataires : Laurent Coumel, Françoise Daucé, Marc Elie, Anne Le Huérou, Marie-Hélène Mandrillon, Valérie Pozner, Amandine Regamey, Bella Ostromooukhova, Anna Colin-Lebedev

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