Menu
Libération
Liberté de la presse

En Equateur, le pouvoir punit les médias désobéissants

Le gouvernement de gauche déclare «d'interêt national» certaines infos et oblige journaux et télés à les reprendre. Ceux qui s'y dérobent écopent d'une amende.
par François-Xavier Gomez
publié le 24 avril 2017 à 18h10

Quatre quotidiens et trois chaînes de télévision sont sanctionnés en Equateur pour ne pas avoir relayé une enquête publiée par un journal… argentin. Cette nouvelle surréaliste n'a rien d'un fake news. La Superintendance de la communication (Supercom) a bien lancé, jeudi, une procédure punitive contre sept médias coupables de «censure préalable» d'une «information d'intérêt national». La Supercom, créée par la Constitution de 2008, pilier de la «révolution citoyenne» de Rafael Correa, avait été saisie par un obscur Observatoire citoyen pour une communication de qualité, crée par une ancienne fonctionnaire de la Supercom.

Le 16 mars, entre le premier (19 février) et le second tour (2 avril) de l'élection présidentielle en Equateur, le quotidien de gauche argentin Pagina 12 publiait une enquête sur Guillermo Lasso, ancien banquier opposé à Lenin Moreno, candidat adoubé par Correa pour lui succéder après dix ans de pouvoir. L'article évoque les liens du candidat libéral avec 49 sociétés offshore créées entre 1999 et 2002 au Panama, aux Iles Caïman et dans le Delaware aux Etats Unis. Il l'accuse en outre de s'être enrichi pendant la crise financière de 1999, qui a ruiné de très nombreux Equatoriens et provoqué l'émigration de 1,5 million de personnes, sur une population de 13 millions d'habitants.

Gel des avoirs bancaires

L'évocation renvoie les Equatoriens à la période la plus sombre de leur histoire récente. En 1999, face à un imminent naufrage financier, le gouvernement ordonne la fermeture des banques pendant cinq jours. Et décrète le gel des avoirs des particuliers, pour un an. Chaque épargnant recevait un certificat de dépôt précisant la somme qu'il détenait, et à laquelle il ne pouvait pas toucher. C'est dans ce climat d'incertitude, voire de panique, que des banques ont racheté les bons à 40 ou 50% de leur valeur, surtout à des citoyens désireux de fuir leur pays en faillite. Quand la mesure a été levée, ces financiers peu scrupuleux ont touché 100% des avoirs. Selon Pagina 12, Guillermo Lasso a fait passer en quelques années son patrimoine de 1 à 31 millions de dollars.

Dans le communiqué qui argumente sa décision, la Supercom précise que Pagina 12 est un journal digne de foi, «au tirage de 700 000 exemplaires». A Buenos Aires on a dû tomber de sa chaise: en mai 2016, le journal disait vendre 14 000 copies par jour. Créé en 1987, Pagina 12 a représenté une bouffée d'air frais dans le paysage médiatique argentin, dominé par les quotidiens Clarin et La Nacion, conservateurs et compromis avec la dictature militaire (1976-1983). Avec l'arrivée au pouvoir du péronisme de gauche (Nestor Kirchner puis sa femme Cristina), Pagina 12 s'est fait la voix des nouveaux gouvernants. Le journal recevait annuellement 50 millions de pesos (3 millions d'euros) de publicité gouvernementale ou institutionnelle. Cette manne s'est tarie quand le libéral de droite Mauricio Macri a été élu président en novembre 2015. Quelques mois plus tard, en pleine grève de ses journalistes, le journal a été vendu au Parti Justicialiste (péroniste), et son directeur actuel, Victor Santa Maria, n'est autre que le président du PJ pour la région de Buenos Aires.

Loi bâillon

En Equateur, les journaux et stations télé incriminés ont fait valoir qu’ils n’ont pas répercuté l’enquête du journal argentin car ils étaient dans l’impossibilité de vérifier les chiffres et les informations qu’elle contenait. L’amende qui leur a été infligée est symbolique: dix fois le salaire minimum, soit 3750 dollars (3450 euros). Cette application de la loi sur la communication, rebaptisée par ses détracteurs «ley mordaza« (loi bâillon), inquiète les défenseurs de la liberté d’informer. L’épisode a en outre montré la première fissure entre le président sortant Rafael Correa et son successeur Lenin Moreno. Le premier s’est félicité de la décision de la Supercom, le second, qui prendra ses fonctions le 24 mai, s’y montre opposé.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique