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Quand le Brésil expose les entrailles de son système de corruption

ENQUÊTE Petrobras et maintenant Odebrecht… Le principal groupe de BTP a littéralement acheté le gouvernement. Le déballage en cours pointe la collusion entre grandes entreprises et pouvoir politique.

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En septembre 2014, Dilma Rousseff, encore présidente du Brésil, visite le parc olympique en construction avec le maire de Rio Eduardo Paes (à gauche), le président d’Odebrecht Marcelo Odebrecht (à coté d’elle) et le gouverneur de Rio Luiz Fernando Pezao

Par Thierry Ogier

Publié le 26 avr. 2017 à 06:39

Au milieu d’une série d’interrogatoires, le procureur Sergio Bruno Fernandes perd patience. « Arrêtez vos salades ! Maintenant, il faut dire les choses comme elles sont. C’est l’heure de dire la vérité, de raconter comment les saletés sont faites. Il n’est pas possible qu’un ministre des Finances demande de l’argent tous les mois à un chef d’entreprise. C’est inadmissible ! »

Le procureur n’apparaît pas à l’écran dans cet enregistrement rendu public ces derniers jours par la Cour suprême _ comme une centaine d’heures d’interrogatoires. Face à lui, un septuagénaire élégamment vêtu ne se laisse pas démonter. Emilio Odebrecht esquisse même un sourire pendant ce coup de gueule.

A soixante-douze ans, le président du conseil d’administration d’Odebrecht a dû reprendre les rênes du groupe familial fondé par son père, Norberto, après l’incarcération de son fils, Marcelo, il y a deux ans, dans le cadre de l’enquête sur la corruption à Petrobras, la grande entreprise pétrolière d’Etat pillée par la corruption orchestrée par Odebrecht. Comme lui, 76 cadres du groupe ont promis de se mettre à table et de révéler, sous serment, l’ampleur de la corruption, en échange d’une éventuelle remise de peine.

C’est désormais chose faite : ils viennent de mettre en cause huit ministres du président Michel Temer , un tiers du Sénat, plusieurs dizaines de députés, ainsi que plusieurs membres des gouvernements précédents, dont deux ministres des Finances de Lula et de Dilma Rousseff. Sur la base de leur « délation récompensée », la Cour suprême a ordonné l’ouverture d’informations judiciaires contre plus de 200 membres de la classe politique. Une véritable hécatombe…

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Selon le « patriarche » du groupe Odebrecht, les pratiques mises en cause relèvent d’une pratique traditionnelle. « La corruption est institutionnalisée depuis trente ans », lâche-t-il. « L’interaction entre le pouvoir public et les agents privés n’a été possible que parce que, des deux côtés, on accepte de jouer le même jeu. » Le jeu de la corruption aurait simplement dégénéré au cours de la dernière décennie, remarque au passage Emilio Odebrecht.

« Je me souviens avoir dit au président [Lula, au pouvoir entre 2003 et 2010] que son équipe était devenue “trop gourmande”. Ils étaient passés du stade d’alligator à celui de crocodile », dit-il, avant de rire de son bon mot. Et quand il évoque « l’inter-action » public-privé, Emilio Odebrecht sait bien de quoi il parle. Car sa propre influence a largement dépassé le terrain des affaires.

Flash-back : il y a près de quinze ans, le favori Lula à la présidentielle effraie les marchés. Les capitaux fuient, le real dévisse au point de faire exploser l’inflation. Panique à bord. Le « patriarche » conseille alors au candidat de gauche de mettre de l’eau dans son vin. Lula accepte de publier un texte officiel dans lequel il s’engage formellement à modérer son programme économique et à rembourser la dette du Brésil. « La “Lettre au peuple brésilien”, datée du 22 juin 2002, conçue dans l’intention de calmer le marché financier, est l’exemple type de l’appui non financier que nous donnions à l’ancien président », explique Emilio Odebrecht.

Le nom du groupe n’apparaît pas sur la liste des chefs d’entreprise qui déclarent leur appui à la candidature de Lula, mais c’est bien lui qui tire les ficelles. Le dialogue se poursuit naturellement après l’élection pour « influencer » Lula, afin que « les politiques du gouvernement coïncident avec nos intérêts commerciaux, explique Emilio Odebrecht. Et je suis souvent parvenu à mes fins ».

Si vous n’avez pas accès au roi, vous n’arrivez pas à vos fins

Son fils, Marcelo, assume progressivement les commandes du groupe au cours des années 2000. Jeune ingénieur, placé à la tête d’une multinationale en pleine croissance à moins de quarante ans, il reçoit les louanges de la presse locale et parfois de la presse étrangère. « Je me plais à dire que le PDG d’Odebrecht, c’est un peu comme la reine d’Angleterre, affirmait-il à un magazine venu lui remettre le titre de patron de l’année en 2011. Mon rôle est davantage lié à la préservation de la culture du groupe, et de savoir placer les bonnes personnes au bon endroit. »

Mais, dans les faits, il ratifie et systématise les pratiques de corruption au sommet. « Si vous n’avez pas accès au roi, vous n’arrivez pas à vos fins », assurait récemment Marcelo Odebrecht aux enquêteurs anticorruption.

Trésor de guerre

Au Brésil, Odebrecht bâtit un petit empire aux contours impressionnants. Au-delà des contrats d’infrastructure liés à Petrobras, Odebrecht investit dans la pétrochimie, l’éthanol, l’aéroport de Rio et devient partenaire de DCNS pour construire une base de sous-marins, résultat d’un accord de défense franco-brésilien de 6,7 milliards d’euros en 2009…

Mais ce n’est pas tout : près de la moitié des stades de football de la Coupe du monde portent l’empreinte d’Odebrecht, ainsi que le parc Olympique de Rio…

« Partout où l’on a une présence forte, il y avait des dessous de table, c’est clair », confesse Marcelo Odebrecht. La plupart des contrats, fruits de marchés publics truqués, étaient surfacturés afin de reverser des pots-de-vin aux élus de tous bords (le plus souvent au titre de financement de campagne électorale), comme l’établit l’enquête en cours.

A l’extérieur, le groupe devient le responsable de la construction du port de Mariel, inauguré en 2014 à Cuba. Ses chantiers s’étendent à une douzaine de pays en Amérique et en Afrique, dont l’Angola et la Libye.

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Marcelo nous gonflait sans arrêt en nous demandant de ne pas laisser des traces. Mais, quand on l’a arrêté, il y avait tout dans son ordinateur ! 

Pendant ce temps, le chiffre d’affaires d’Odebrecht explose. En douze ans, il est multiplié par 7 et dépasse les 120 milliards de reals en 2015 (37,5 milliards d’euros). Odebrecht constitue alors un véritable trésor de guerre de plus de 3 milliards d’euros. Des réserves, selon des documents saisis par les enquêteurs, dans lesquelles le groupe puisera pour libérer des fonds et corrompre le pouvoir.

Méthodique, Marcelo Odebrecht met sur pied un « département des opérations structurées » – une véritable centrale de la corruption. C’est une secrétaire qui en révélera l’existence lors des premières perquisitions au siège du groupe. Hildemar Mascarenhas, le responsable du secteur de la fraude après quatre décennies au service de la famille Odebrecht, raconte pour sa part avoir jeté son ordinateur à la mer afin de détruire des preuves.

Peine perdue. « Marcelo nous gonflait sans arrêt en nous demandant de ne pas laisser des traces. Mais, quand on l’a arrêté, il y avait tout [toutes les informations] dans le sien ! », affirme-t-il, dépité.

Pour parvenir à ses fins à Brasilia, la capitale politique, Odebrecht pesait de toute son influence sur les élus pour faire approuver des décrets-lois et des ordonnances qui, selon la loi brésilienne, devaient être ratifiés par le Congrès. Une dizaine de mesures favorisant Odebrecht ont ainsi été votées, allant d’une série d’exemptions fiscales à des réductions des tarifs d’énergie pour ses usines.

Un directeur du groupe raconte notamment comment il a sollicité l’aide du ministre des Finances de l’époque, Antonio Palocci, pour mettre un terme à des « discussions infernales » avec le fisc. « Son intervention a été déterminante pour faire avancer le dossier », assure Alexandrino Alencar.

Sur le grand marché d’Odebrecht, tout s’achète, du soutien du gouvernement aux Indiens d’Amazonie… Ce fut notamment le cas lors de la construction de barrages dans des zones sensibles. « On déposait 5.000 reals par mois sur le compte bancaire de l’épouse du chef Antenor Karitário… Plus 1.500 reals à des petites associations pour qu’elles les répartissent entre les Indiens eux-mêmes », raconte l’ex-vice-président d’Odebrecht Henrique Valadares. Des dessous de table étaient également versés aux forces de l’ordre et à des syndicalistes pour maintenir l’ordre et éviter des grèves.

Nous n’avons pas de dictateur grotesque, mais nous avons une grotesque kleptocratie

Le Brésil est de nouveau en état de choc. Après trois ans de scandales à répétition, de manifestations et de crise, qui ont conduit à la destitution d’une présidente et à la mise en cause de son successeur – Michel Temer ne fait cependant pas l’objet de poursuites, car il dispose d’une forme d’immunité présidentielle –, le pays poursuit sa descente aux enfers.

Il semble être atteint d’une « nouvelle onde de “porno-politique” », selon le sociologue Roberto Da Matta. « Nous ne sommes même plus une république bananière, s’indigne Roberto Pompeu de Toledo, dans l’hebdomadaire « Veja ». Nous sommes relégués à un stade inférieur de régime, comme celui d’Idi Amin Dada en Ouganda ou de l’empereur Bokassa en République centrafricaine. Nous n’avons pas de dictateur grotesque, mais nous avons une grotesque kleptocratie. »

Vertu pédagogique ?

L’ensemble de la classe politique est démoralisée . La crédibilité de grandes entreprises est également durement atteinte. Il y avait déjà eu Petrobras. Le géant public du pétrole entraîne dans son sillage l’un des plus importants groupes privés du Brésil. Inévitablement, le soupçon va retomber sur tous ceux qui ont surfé sur la vague du « capitalisme des copains et des coquins ».

Mais l’électrochoc provoqué par ces scandales à grande échelle peut avoir une vertu pédagogique. Odebrecht, qui vient d’écoper d’une amende de 2,6 milliards de dollars aux Etats-Unis, tente de tourner la page. Marcelo Odebrecht a été condamné à dix-neuf ans de prison (ses avocats négocient toutefois sa remise en liberté conditionnelle) et son père, Emilio, à quatre ans d’assignation à résidence (même si la peine n’a pas encore été appliquée).

La gestion du groupe au jour le jour a été confiée à une nouvelle équipe, pilotée par Newton de Souza. Et celui-ci veut tirer les leçons du scandale. « Prêtez attention au contenu des dépositions [des anciens cadres d’Odebrecht devant la justice], écrit Newton de Souza dans une lettre adressée aux 70.000 employés du groupe mi-avril. Elles révèlent nos entrailles. Mais […] il serait impossible de reconstruire l’entreprise que nous désirons pour l’avenir sans affronter ce qui s’est passé », affirme-t-il.

Cependant, il faudra davantage que des professions de foi pour que les grandes entreprises brésiliennes incriminées par les scandales puissent se refaire une virginité.

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