À Dakar, l'islam du milieu hausse le ton

REPORTAGE. Alors que salafistes et djihadistes brouillent le message de l'islam, les soufis ont levé le bouclier en organisant leur premier forum social.

Par Gilbert Faye, à Dakar

Chérif Sidi Brahim Tidjani a été le commissaire de ce premier forum social soufi.
Chérif Sidi Brahim Tidjani a été le commissaire de ce premier forum social soufi. © DR

Temps de lecture : 6 min

Comment relever les défis qui se présentent à l'islam en ce début de XXIe siècle marqué par la violence religieuse des musulmans rigoristes lancés dans un djihad, une guerre sainte, qui n'arrête pas de faire des victimes de tous bords sur tous les continents ? La question est de taille, mais ne rebute pas les soufis, tenants d'un courant de pensée fait de tolérance. Certains diraient d'un islam du juste milieu. À cet effet, ils ont organisé à Dakar du 15 au 17 avril le premier forum social soufi en même temps que la IXe édition du colloque international de la Tidjaniyya, tenu au Sénégal – entre Dakar, Gorée, Tivaouane et Kaolack. L'occasion a ainsi été mise à profit par les participants, chefs religieux et intellectuels, pour plaider en faveur d'une plus grande implication des confréries soufies dans la société, une démarche qui intervient alors qu'un nouveau khalife général des Tidianes vient de prendre en main les destinées de la communauté tidiane sénégalaise largement abreuvée aux sources de la Tidjaniyya, celles de Si Ahmed Tijani, dont le mausolée se trouve dans la médina de Fès, première capitale du Maroc. « Dans un contexte où le monde change de façon globale, il est important de créer un événement qui réunit non seulement les familles de notre confrérie, la Tidjaniyya, mais aussi la plupart des confréries soufies. Ce qui ne se limite pas au seul Sénégal, mais s'étend bien au-delà », a déclaré au Soleil Chérif Sidi Brahim Tidjani, le commissaire général du forum et cinquième descendant de Chérif Cheikh Ahmed Tidjani, fondateur de la confrérie Tidiane.

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Le soufisme au service de la société

Le thème retenu pour l'occasion, « vers un engagement soufi au service de la société », se voulait explicite. À dessein. « Nous cherchons à pousser les associations et les chefs religieux à servir la société et à devenir un levier de développement dans les pays où ils vivent », a rappelé Chérif Sidi Brahim Tidjani, avant de préciser : « être soufi, c'est s'impliquer pleinement dans la société, l'environnement qui nous entoure. Ce n'est pas rester dans une mosquée à prier, même si c'est la base. » « C'est aussi rechercher des réponses aux préoccupations quotidiennes des populations », avance un participant au forum. « Notre croyance n'est pas hors-sol. Elle est ancrée dans une réalité humaine », ajoute-t-il.

Cet événement se déroule à un moment pivot où l'islam en Afrique – la religion de 35 % des habitants du continent – est confronté à de nombreux défis. En particulier la pénétration de courants plus rigoristes venus du Moyen-Orient, moins ancrés dans les traditions et cultures locales. Par endroit, ces courants peuvent revêtir des formes extrêmes et servir de justification à l'existence de groupes terroristes. C'est le cas notamment d'Aqmi (Al-Qaïda pour le Maghreb islamique) dans la bande sahélo-sahélienne, de Boko Haram au nord du Nigeria et aux alentours du lac Tchad ou encore des shebabs en Somalie.

Contrer les courants rigoristes et les idéologies extrémistes

Concurrencé, le soufisme cherche à reprendre la main et à occuper, hors les murs des mosquées, un terrain social qu'il a eu tendance à délaisser. Ce forum a donc sonné comme un appel à la mobilisation, alors que les défis à relever ne manquent pas en ce début de XXIe siècle. « Lutter contre l'intolérance et l'extrémisme religieux, garantir le vivre ensemble entre communautés musulmanes et avec les non-musulmans sont autant de défis à l'heure où la mondialisation rend les sociétés de plus en plus diverses et poreuses à des influences multiples. Dans cette perspective, le soufisme peut clairement être une réponse pour autant que les confréries s'impliquent davantage dans ce qui fait la vie quotidienne des populations », avance un participant. Un point de vue partagé par le jeune secrétaire général du Cercle des soufis, Dieylani Guèye. « Les idées qui cautionnent les actes de barbarie peuvent être contrées par les valeurs du soufisme », assure-t-il.

Mais le temps presse. « Non seulement l'extrémisme prospère d'autant plus rapidement en Afrique qu'il y trouve, avec la pauvreté, un terreau fertile à son épanouissement. Mais, observe Chérif Sidi Brahim Tidjani, il y a également un autre problème, propre au soufisme : la déconnexion progressive entre ce courant de l'islam et la “réalité du monde”. Un hiatus qui s'accroît à mesure que la mondialisation s'accélère. » Peut-on y remédier ? Oui, répondent certains intellectuels soufis, à condition de doter les générations futures d'une grille de lecture qui soit à la fois moderne et conforme aux valeurs et aux prescriptions de l'islam et du soufisme.

Souleymane Bachir Diagne, professeur de philosophie à l'université Columbia, a publié un livre intitulé "Comment philosopher en islam ?", chez Philippe Rey et Jimsaan. Il était le commissaire scientifique du Forum social soufi.  ©  DR
Souleymane Bachir Diagne, professeur de philosophie à l'université Columbia, a publié un livre intitulé "Comment philosopher en islam ?", chez Philippe Rey et Jimsaan. Il était le commissaire scientifique du Forum social soufi. © DR


Le grand défi : instruire pour éclairer les esprits

Pays musulman à 95 % et sunnite à 85 %, le Sénégal pratique un islam dominé localement par d'importantes confréries soufies : les Tidianes et les Mourides – les plus importantes en termes de fidèles –, les Khadres et les Layènes. Dans ce contexte, le khalife général des Tidianes, qui est le représentant principal de la Tariqa Tidjaniyya, occupe une place très importante.

Même s'il semble mieux armé sur le plan religieux et social pour contrer la pénétration de courants allogènes, plus rigoristes de l'islam, le Sénégal n'échappe toutefois pas aux problèmes que rencontrent à l'heure actuelle les autres pays musulmans. Les autorités sénégalaises font d'ailleurs preuve d'une vigilance accrue. En octobre et novembre dernier, plusieurs imams soupçonnés de liens avec le terrorisme avaient été arrêtés. En 2015, une loi sur les Darras – nom donné aux écoles coraniques au Sénégal – a été adoptée pour en réformer l'enseignement et y promouvoir une lecture « plus éclairée » du Coran. L'éducation, il est vrai, est au cœur des préoccupations. « Le seul vrai combat à mener dans le monde islamique, c'est celui contre l'ignorance », a martelé devant l'auditoire Souleymane Bachir Diagne, professeur à la prestigieuse université de Columbia et éminente figure du monde intellectuel.

Une page se tourne dans la Tidjaniyya sénégalaise

La première édition du forum social soufi est intervenue également à un moment charnière pour l'islam au Sénégal, marqué par le décès, le 15 mars dernier, à l'âge de 92 ans, de Serigne Cheikh Ahmed Tidiane Sy, dit « Al-Makhtoum », le précédent khalife général des Tidianes, très apprécié pour son ouverture d'esprit et qui repose désormais à Tivaouane, fief de la confrérie Tidiane à environ 90 kilomètres à l'est de Dakar. Sa disparition a eu un fort retentissement au Sénégal, comme ailleurs dans la sous-région auprès des différentes communautés tidianes et musulmanes. Suivant la tradition, c'est son frère cadet, Serigne Abdou Aziz Sy, dit « Al-Amine » (« l'honnête »), jusqu'alors porte-parole de la confrérie, qui lui a succédé. Il aura la lourde tâche d'ancrer les valeurs du soufisme dans la modernité sans en altérer les racines.

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