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Libération
Interview

Tony Blair: «Macron serait une force de changement en Europe»

L'ancien Premier ministre a reçu Libération, avec une poignée de journalistes européens, dans ses bureaux du centre de Londres. A une semaine du second tour de la présidentielle il juge que le candidat d'En marche est à même d' incarner un progressisme propre à moderniser une gauche qui doit répondre aux attentes et aux inquiétudes d'une population européenne confrontée aux changements rapides de la mondialisation.
par Sonia Delesalle-Stolper, Correspondante à Londres
publié le 30 avril 2017 à 1h00

C'était il y a vingt ans, le 1er Mai 1997. Le Labour remportait triomphalement les élections, portant le jeune Tony Blair, 43 ans, à la tête du gouvernement britannique. Europhile, moderne, il secouait, avec son projet New Labour, un pays fatigué après dix-sept ans de conservatisme. C'était l'époque de «Cool Britannia». Eloigné de la politique britannique depuis son départ du pouvoir en 2005, Tony Blair s'exprime de plus en plus ces derniers mois. Parce qu'il est meurtri par la décision des Britanniques de quitter l'Union européenne qu'il qualifie d'«erreur grave». Il vient de créer le «Tony Blair Institute», un think-tank pour lutter contre «le populisme» du Brexit. Il a reçu Libération, avec une poignée de journalistes européens, dans ses bureaux du centre de Londres.

Il y a vingt ans, vous étiez sur le point de devenir Premier ministre pour la première fois. Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

[Il rit.] J’ai l’air plus vieux, si vous regardez les photos d’il y a vingt ans ! Principalement aujourd’hui, ce qui m’inquiète c’est le Brexit. Il y a beaucoup de choses qui ont changé au Royaume-Uni lorsque nous sommes arrivés au pouvoir et ces changements perdurent. Il y a toute une série d’attitudes sociales, de réformes sociales qui ont été accomplies, qui demeurent ou qui sont encore en cours d’évolution. Il y a eu aussi l’accord de Paix en Irlande du Nord. Mais la question dominante pour moi est le Brexit, parce qu’il s’agit d’un pas énorme pour le Royaume-Uni. Je l’ai déjà dit à de nombreuses reprises, c’est une énorme erreur de nous séparer de l’Europe. Et c’est franchement la question dominante des élections (législatives du 8 juin prochain, ndlr), de la politique britannique. Pour quelqu’un qui a toujours pensé que le Royaume-Uni devait jouer un rôle fort en Europe, c’est évidemment un sujet de grande tristesse.

Il y a vingt ans, le pays célébrait votre entrée à Downing Street avec une immense fête «Cool Britannia». Quel est le véritable Royaume-Uni, celui d’il y a 20 ans, ou celui de 2017 ?

Tous les pays ont plusieurs facettes. Et tous les pays représentés autour de cette table sont divisés, à certains degrés, par les attitudes vis-à-vis de la mondialisation et les réponses à y apporter. Il existe également une division générationnelle, que vous avez vue dans le débat sur le Brexit. N’oubliez jamais qu’environ deux tiers de la jeune génération a voté pour rester en Europe. Et deux tiers des plus de 65 ans a voté pour en sortir. Je ne pense pas que le Royaume-Uni ait perdu son esprit créatif et innovant. Et vous ne devez pas oublier que le résultat n’a pas été 65% contre 35%, mais 52% contre 48%. (…) Il y a au Royaume-Uni en ce moment un état d’esprit qui consiste à dire : «on doit faire avec !» Y compris chez certains qui ont voté pour rester dans l’UE. Mais je persiste à penser que le débat va durer parce que ce n’est pas si simple. Je ne pense pas que l’esprit que nous représentions ait disparu, mais il était à l’époque et il est encore aujourd’hui en compétition avec une autre vision.

L’effondrement des gauches auquel on assiste en Europe, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, en France… Comment l’expliquez-vous ?

C’est très simple. Le monde change très rapidement. La principale caractéristique du monde actuel est l’accélération du changement et pour la gauche, cela signifie se moderniser constamment. C’était l’idée principale du Labour il y a vingt ans. Et cette réalité est encore plus prégnante en 2017 qu’elle l’était en 1997, parce que le monde change encore plus vite. Donc tout ce qui ressemble à une forme de conservatisme au sein de la Gauche ne va jamais fonctionner, parce que les forces progressistes ne gagnent que lorsqu’elles comprennent l’avenir et qu’elles montrent comment elles peuvent faire en sorte que cela marche pour le peuple. C’est pourquoi ce qui est arrivé en France était à mon avis absolument inévitable. Si la gauche se retranche derrière des politiques démodées, elle perdra.

Et le véritable problème est que même une position social-démocrate qui n’est pas une position moderniste n’est pas adéquate non plus, parce que les conservateurs vont toujours occuper un certain espace politique. Cet espace leur permet de se présenter comme économiquement compétents, en faveur du secteur des affaires, donc sûrs pour gérer l’économie.

Les forces progressistes doivent montrer comment l’avenir peut fonctionner pour le peuple, et faire preuve d’optimisme. Nous devons être ceux qui sont à la pointe de comment la technologie va transformer nos sociétés et notre économie ? Comment protégeons-nous les gens contre cela ? Comment est-ce qu’un gouvernement pro-actif, fort, se tient aux côtés de la population alors que ces changements surviennent ? Si la Gauche se retranche derrière une attitude anti-business et isolationniste, elle perd.

Est-ce qu’on peut toujours parler de gauche et de droite sur l’échiquier politique ?

Je pense qu’elles signifient toujours quelque chose, mais aujourd’hui s’y greffe une dimension que j’appelle «fermée» contre «ouverte». Et cette dimension affecte aussi bien la droite que la gauche, à travers l’isolationnisme et le protectionnisme. (…) Donc l’ouverture d’esprit serait la position que je privilégierais évidemment, mais cela signifie que sur des sujets comme l’immigration ou la sécurité, la Gauche doit avoir des positions fortes, autrement les électeurs penseront que vous ne comprenez pas leurs angoisses vis-à-vis des changements culturels.

Certains comparent Emmanuel Macron à vous ? Le voyez-vous comme un héritier ? Pensez-vous que son élection serait une chance pour l’Europe ?

D’abord, il est sa propre personne et il n’est l’héritier ni de moi, ni de personne. Mais la principale notion est que son élection représenterait une victoire substantielle d’une approche ouverte sur le monde. Il serait une chance parce qu’il comprend ce que doit être l’Europe. Il faut être clair à propos de cette notion du Brexit. Les sentiments qui ont abouti au Brexit sont présents dans tous les pays d’Europe, y compris, à un certain degré, en Allemagne, certainement en France. Donc l’Europe doit se réformer. La frustration que j’ai aujourd’hui c’est que le Royaume-Uni, qui est pro-réforme, devrait, si nous restions en Europe, être l’avocat de ces réformes, former des alliances avec la nouvelle génération de leaders politiques. Mais je suis sûr que Macron serait une force de changement en Europe. Egalement pour le Royaume-Uni, parce que l’Europe serait plus stable. Et avec plus de stabilité en Europe, nous aurons de meilleures opportunités.

Vous avez été et êtes toujours un avocat passionné de l’Union européenne, qu’est-ce que vous lui diriez aujourd’hui dans le cadre des négociations sur le Brexit ?

Mon conseil à l’Europe serait de comprendre que ce débat (sur le Brexit, ndlr) est un débat sur le long-terme et d’essayer de ne pas se placer dans une position d’hostilité.  (…) Je pense qu’il faut que l’UE comprenne que même si le gouvernement conservateur dit que ce débat est terminé au Royaume-Uni, la réalité est qu’il ne l’est pas. Parce que tant que les gens n’auront pas vu les détails de l’accord final, ils ne vont pas fermer leurs esprits. A l’heure actuelle, les gens pensent : «Bon, on a pris une décision, qu’on l’applique». Mais l’opinion pourrait changer très rapidement.

Donc vous pensez que l’Europe a encore un avenir ?

Mais bien sûr ! Je pense toujours que l’Europe a besoin de réformes fondamentales (…) Mais c’est une triste illusion des forces anti-européennes que d’imaginer que l’Europe va se désintégrer et disparaître. Cela ne va pas arriver ! Les arguments en faveur de l’Europe sont aujourd’hui plus forts qu’ils ne l’ont jamais été, même si ça ne veut pas dire qu’elle n’a pas fait d’erreurs, elle en a fait des significatives. Ce qui se passe économiquement est que la taille de votre population détermine, dans le temps, la taille de votre économie. Cela a été le cas jusqu’à la révolution industrielle et c’est pourquoi la Chine était la plus grande économie du monde aux XVIe et XVIIe siècles. Puis, après la révolution industrielle, cela s’est arrêté. Mais aujourd’hui, la Chine va être une puissance extraordinaire, l’Inde également, les pays à large population vont devenir de grandes puissances. Les Européens, même l’Allemagne, la France ou le Royaume-Uni, nous sommes des pays de taille moyenne et le seul moyen de peser, de défendre nos intérêts et nos valeurs, c’est de rester ensemble. L' argument pour l’Europe aujourd’hui ce n'est plus la paix, mais la puissance.

Plus largement, voyez-vous un danger pour la démocratie en ce moment ?

Je pense qu’il existe une bataille autour de la mondialisation et de la manière de répondre à ses conséquences culturelles et économiques. Parce qu’il s’agit d’un monde où les changements s’accélèrent, ce que certaines personnes vivent mal. Ce qui explique la tentation politique actuelle en Europe qui est de se tourner vers un genre de modèle autocratique, de soutenir un concept de «leader fort», d’une manière qui est, en fait, anti-démocratique. Pour moi, la tâche des progressistes et aussi de ceux qui se situent au centre-droit des politiques conservatrices, est de montrer aux gens que nous comprenons et pouvons répondre à leurs angoisses.  Autrement la colère que les gens ressentent et le sentiment que personne n’entend leurs inquiétudes grandiront.

Vous parlez beaucoup du renouvellement du centre. Vous n’êtes plus de gauche ?

Je reste du côté des forces progressistes en politique. Mais je pense que vous pouvez constater un changement, qu’Emmanuel Macron incarne, qui est que quelle que soit votre couleur politique, la clé, c’est d’apporter des solutions politiques concrètes. La principale question est comment faire en sorte pour que la mondialisation marche pour tous ? Parce je pense fondamentalement que la mondialisation est une force menée par les gens, par la technologie, les voyages, la migration, pas par les gouvernements. Donc si un parti politique dit aux électeurs, je peux stopper cela, il vous ment. (…) Et c’est là que l’éducation devient dramatiquement importante. Aider la population à évoluer à travers ces changements est fondamental. C’est là que se situe le vrai enjeu.

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