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Récit

«Parce qu’il est étranger, on devrait être mieux que les autres»

Dans la file de la préfecturedossier
C’est un couple ordinaire. Elle est française, lui indien. Diplômé d’un master à Polytechnique, il vivait en France depuis neuf ans sans encombres. Mais le voilà sommé de quitter le pays, malgré une promesse de CDI.
par Dounia Hadni
publié le 5 mai 2017 à 18h56

C'est en dansant sur la chanson de tango argentin Buscandote («en te cherchant») que Séverine Comte et Prashenjit Saha (dit Prasen) sont tombés amoureux il y a quatre ans. «Le 4 novembre 2012», précise Séverine. «Une danse tumultueuse et passionnelle mêlant histoires d'immigration et rencontres», qui symbolise bien leur relation. «Mais je ne suis pas une midinette de 20 ans. J'ai 46 ans, j'ai eu deux vies maritales», prévient-elle. Dans leur duplex à Arcueil (Val-de-Marne), les accessoires, éventails et chapeaux, disséminés un peu partout, témoignent de leur passion artistique commune. Un relatif désordre, miroir d'une relation suspendue au verdict de la préfecture. Elle, une blonde enjouée au look un peu bohème. Lui, plus réservé derrière sa paire de lunettes strictes. Entre eux, une profonde complicité.

Quand Séverine rencontre Prasen, originaire de la région de l’Assam, dans le nord-est de l’Inde, il est déjà en France depuis cinq ans. Diplômé d’un Master 2 en mécanique des fluides obtenu en 2009 à Polytechnique, il a alors un contrat de doctorant en mathématiques appliquées de géométrie algorithmique à Dauphine, où il a été assistant-chercheur pendant trois ans.

«Couperet»

En 2013, en attendant de trouver un contrat de recherche spécifique, Prasen demande un statut d'auto-entrepreneur à la préfecture pour lancer des activités d'animation de tango. On le lui refuse au motif d'insuffisance de bénéfices. De fin 2013 à mars 2015, il enchaîne les récépissés lui accordant un droit de séjour temporaire mais sans possibilité de travailler. Cinq en tout. Au sixième, il obtient enfin l'autorisation d'exercer un emploi en France. «On était persuadés que c'était bon, dit-il, surtout qu'on n'a eu aucun signal d'alarme. On ne nous a jamais rien dit d'inquiétant sur ma situation.» Pourtant, trois mois plus tard, l'administration française lui signifie par courrier son obligation de quitter le territoire français (OQTF). La sentence leur tombe «comme un couperet sur la tête». Prasen dépose un recours en juin 2015. Sa demande est rejetée en décembre de la même année parce que «fragile économiquement» et n'ayant pas fait la preuve de ses liens avec sa compagne - à l'époque ils ont encore chacun leur logement. Il saisit la cour d'appel en janvier 2016 au sujet de l'OQTF et du non-renouvellement du titre de séjour. L'audience aura lieu ce mardi à la cour d'appel administrative de Paris.

L'OQTF force le couple à vivre dans la clandestinité et sur le qui-vive vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si Prasen est contrôlé, il sera placé dans un centre de rétention et risquera l'expulsion. Il doit limiter ses sorties. «Quand on se dispute, comme un couple normal, on pense à ce que pourraient dire les voisins s'il y avait une enquête, raconte Séverine. Je suis devenue un peu parano, je m'accroche très fort à lui dès que je vois un flic. Je ne veux pas qu'il sorte sans moi par peur d'un contrôle, en plein état d'urgence.»

Pour Prasen, qui avait toujours été en situation régulière en France, la menace de l'expulsion est un choc : «Pour déménager ou quitter un boulot, vous avez toujours un préavis de plusieurs mois. Là, on vous accorde trente jours pour quitter votre vie, construite dans ce pays depuis des années. Une honte.» Honte de devoir expliquer à sa famille pourquoi il n'est pas retourné en Inde depuis deux ans (s'il le faisait, il ne pourrait plus revenir en France). Dépit de ne pas pouvoir travailler malgré ses qualifications. Gêne de dépendre matériellement de Séverine. «Financièrement, ça n'est plus tenable pour nous. Je suis enseignante spécialisée dans un institut médico-éducatif et j'ai encore un enfant à charge», souligne sa compagne. Sur une petite table, une boîte étiquetée «pour Prasen» fait écho à ces difficultés financières et à l'aide de leurs proches. «Nous recevons des dons de connaissances du milieu du tango. Mais pas que : certains me disent "on ne te laissera pas tomber". C'est aussi peut-être pour ça que je ne veux pas partir», dit Prasen.

Preuves

En septembre 2016, l’OQTF signifiée un an plus tôt a expiré. Prasen tente une nouvelle fois sa chance en déposant une demande de statut de salarié à la préfecture, à laquelle il ajoute cette fois des preuves très concrètes de vie commune avec Séverine ainsi que des témoignages écrits de 80 personnes attestant de la réalité de leur couple. Dans le même temps, son futur employeur, Jean-Philippe Lerat, PDG d’un groupe éditeur de logiciels dans le développement informatique installé à Nantes, envoie à la même préfecture une promesse d’embauche en CDI.

Entre-temps, la préfecture a réclamé de nouveau un justificatif de domicile, des factures du couple et du jugement de divorce de Séverine, alors que c'est bien en tant que salarié que Prasen réclame un titre de séjour. Séverine redoute qu'une autre OQTF soit prononcée, «surtout au lendemain d'un second tour qui pourrait voir Marine Le Pen élue», ou «que la procédure s'éternise jusqu'à ce que Prasen perde sa promesse d'embauche et qu'il soit ainsi contraint de partir».

«La quasi-majorité des couples ont notre vie, sauf qu'on ne les suspecte de rien. Mais Prasen est étranger, alors pour l'administration et la société, on devrait être mieux que les autres, déplore Séverine au sujet de cette administration qui met en doute la réalité de leur couple. Un vrai couple, c'est quoi ? Qu'ils viennent chez nous, qu'ils scrutent les preuves de nos voyages ensemble. Qu'ils se rendent compte à quel point Prasen fait partie de ma vie, de celle de ma fille, en 1re S, qu'il aide au quotidien en mathématiques.» Des éléments qu'elle a mentionnés dans une lettre adressée au président de la République, envoyée comme «une bouteille à la mer» et signée «Séverine Comte, une ressortissante française amoureuse d'un Indien».

Quand Séverine et Prasen racontent leur histoire, les mêmes remarques fusent. «Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas mariés ?» Sous-entendu, c'est louche. Séverine répond souvent : «Et vous ? Vous êtes-vous mariés au bout d'un an et demi ?» Quand ils se sont rencontrés, ils ne se sont pas précipités pour vivre ensemble car ils sortaient tous les deux d'une séparation. La fille de Séverine vit chez elle en garde alternée. «Je suis lucide, je pense que notre différence d'âge n'a pas facilité les choses [Prasen a 34 ans]. Peut-être que c'est ça qui dérange, le fait qu'on n'entre dans aucune case.» Le jeune homme rebondit : «Avant, j'étais pour le mariage et Séverine contre. Maintenant, sous la pression, ça s'est inversé. Je ne veux pas me marier pour les papiers. Je ne devrais même pas envisager ce moyen. On se mariera après.»

Ingénieur

Son employeur potentiel explique avoir eu vent de l'histoire de Prasen par des connaissances communes dans le milieu du tango. Intéressé par son profil atypique, il a l'intention de le recruter pour un poste d'ingénieur de recherche. Sa première mission : un projet de traitement mathématique de signaux d'enregistrements musicaux des années 30 pour concevoir des outils pédagogiques d'enseignement de danse et de musique. «Il s'agit d'un recrutement pointu, qui correspond parfaitement à son profil de chercheur scientifique et de musicien [il est violoniste de musique classique indienne, ndlr] et qui figure sur la liste des métiers en tension, assure Jean-Philippe Lerat (1). J'ai fixé son salaire à 3 002 euros brut, je dois donc verser une redevance à l'Office français de l'immigration et de l'intégration (l'Ofii) de 1 651 euros [qui correspond à 55 % du salaire mensuel obligatoire pour recruter un étranger en France, ndlr]. Je ne comprends pas pourquoi la préfecture traîne depuis plus de sept mois… Prasen est passé par une des meilleures écoles de la République, on pourrait penser qu'on voudrait le garder.»

Abderrazak Maaouia, l'avocat de Prasen, spécialisé en droits des étrangers, estime que la situation de son client est symptomatique du durcissement des règles d'accueil vis-à-vis des étrangers en France. Il y a une dizaine d'années, un profil surdiplômé comme lui n'aurait pas enduré ce genre de difficultés, note-t-il. L'administration aurait préféré que Prasen quitte la France après ses études. «Mais quand on va dans un pays, quelle qu'en soit la raison, il se passe des choses, on fait des rencontres», pose Séverine pour résumer leur situation humaine qui se heurte aux règles administratives de l'immigration choisie, et des séjours limités dans le temps

(1) L’emploi dans les métiers sous tension est ouvert à tous les étrangers non européens en raison des difficultés qu’ont les employeurs à trouver de la main-d’œuvre.

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