Avant, le bureau du directeur de l'usine Ceralep était situé dans le premier bâtiment à l'entrée de la cour. A l'extrême opposé des ateliers où les ouvriers fabriquent, depuis 1921 à Saint-Vallier, des isolateurs en céramique. Moqueurs, ces derniers avaient même surnommé l'endroit « le Château ». Mais ça, c'était avant. Désormais, les services administratifs et la direction de l'usine drômoise sont installés en face des vastes hangars où s'activent les ouvriers.

S'il répond aussi à un objectif de réduction des coûts, ce déplacement spatial illustre à merveille les transformations qu'a connues Ceralep au cours des dernières années, depuis la reprise par ses salariés, sous forme de société coopérative de production (SCOP). Tout comme le fait que les postes de radio, autrefois interdits, sont maintenant autorisés dans les ateliers.
Depuis 2004, les règles ont bien changé, même si le travail est resté quasiment le même. Le tutoiement est désormais de rigueur. Fini le schéma classique selon lequel les ouvriers produisent et la direction décide.
Un peu plus de 2 000 entreprises sous statut coopératif existent en France, et leur fonctionnement diffère singulièrement de ce que connaissent la majorité des salariés. A Ceralep, tout le monde est à la fois salarié et actionnaire.
« PAS DE MÉPRIS, DE SUPÉRIORITÉ », CHEZ LES DIRIGEANTS
François est tourneur depuis deux ans, après vingt ans passés dans le milieu vinicole. Pour lui, l'expression « camarades de travail » prend ici tout son sens. « Il y a quelque chose qui nous lie davantage. Plus d'entraide. C'est le plus capable qui occupe le poste de dirigeant, mais c'est quand même l'un des nôtres », estime-t-il.
« Je n'ai jamais vu chez Pascal [le directeur] cette attitude hiérarchique de mépris, de supériorité qu'on trouve chez d'autres dirigeants », confirme Sylvie Jeannot, responsable commerciale de Ceralep depuis 2010.

Elle a rejoint la SCOP à cinquante ans, après vingt ans passés dans une PME familiale dans le Sud de la France. « C'est par l'intermédiaire de Pôle emploi que j'ai connu Ceralep, et j'ai tout de suite été intéressée par la dimension coopérative. L'idée de faire avancer une société ensemble me motivait beaucoup. » Elle n'a pas été déçue.
« Il y a vraiment une liberté d'action liée à la SCOP. On peut impulser de nouvelles idées, ici on écoute les gens », insiste-t-elle. Depuis son arrivée, elle a par exemple créé un journal d'entreprise.
Elle qui a connu d'autres structures loue particulièrement l'autonomie dont elle dispose et la qualité de la relation avec la hiérarchie. Mais, prévient-elle, « ce système ne convient pas si on a une ambition personnelle énorme ».
A Ceralep, c'est le collectif qui prime, ce qu'elle résume joliment : « Ici ce n'est pas ‘moi je', c'est ‘nous on'. » Sa collègue, Louisa, résume : « Contrairement à ce que j'ai connu ailleurs, ici on n'est pas qu'un matricule. »
L'embauche est notamment conditionnée par l'apport d'un capital social, qui équivaut à trois mois de salaire brut. « Quand on quitte l'entreprise, on repart avec sa mise de départ, valorisée entre-temps », explique Robert Nicaise, le président du conseil d'administration qui a exercé le rôle de président directeur général pendant les six premières années d'existence de la SCOP. Et comme dans n'importe quelle entreprise, à chaque fin d'exercice, les actionnaires perçoivent des dividendes en cas de bénéfices. Ainsi, entre 2006 et 2012, la cinquantaine de travailleurs que compte aujourd'hui Ceralep a reçu 4 500 euros.
Nul doute que cette dimension redistributive constitue un élément fort de motivation. Comme le résument plusieurs d'entre eux, « c'est notre boîte. Si elle gagne de l'argent, au final ça va directement dans notre poche ». Le salaire le plus élevé est moins de trois fois supérieur au revenu le plus bas.
« ON N'EST PLUS SUR UN SCHÉMA PYRAMIDAL »
Mais l'implication financière n'est pas la seule particularité de la SCOP. Ici, les salariés choisissent leurs dirigeants. Les treize membres du conseil d'administration sont élus pour six ans selon le principe coopératif d'« une personne, une voix ». Ils se réunissent tous les deux mois pour statuer sur les décisions stratégiques. Et en cas de désaccord de la majorité des salariés sur telle ou telle orientation, une assemblée générale extraordinaire peut être convoquée pour démissionner le directeur et le président du conseil d'administration.

Une attention importante est apportée à la circulation des informations. C'est ce qui explique que depuis 2004 les panneaux d'affichage ont fleuri dans l'usine. Mi-février, on y trouvait pêle-mêle, une lettre du conseil d'administration annonçant les prochaines dates de réunions, la photo d'un repas annuel célébrant l'anniversaire de la reprise en SCOP de l'entreprise, un article de la presse régionale sur le passage à l'usine, en 2013, du ministre délégué à l'économie sociale et solidaire, Benoît Hamon…
Pour répondre à ce souci quotidien de communication, une réunion d'information est aussi organisée à l'issue de chaque conseil d'administration afin de rendre publiques toutes les décisions.
« Avant la SCOP, le conseil d'administration informait les cadres qui informaient les agents de maîtrise. Le message n'était jamais le même », se souvient Robert Nicaise. « L'information, la communication sont permanentes, on n'est plus sur un schéma pyramidal », renchérit Pascal Coste-Chareyre, devenu directeur de Ceralep en 2008.
Il n'est d'ailleurs pas rare que des salariés poussent la porte de son modeste bureau pour évoquer un aspect de leur travail ou les comptes de l'entreprise. Et bien souvent, ils n'ont même pas besoin de faire le déplacement puisqu'en plus de sa fonction de directeur, cet électro-technicien de formation continue de prendre son poste dès qu'il peut à la production.

Cette facilité d'échange avec les dirigeants conduit à des prises de décisions plus rapides que dans d'autres entreprises. Mais le revers de ce dialogue permanent, c'est que tout le monde se considère habilité à donner son avis sur tout.
« C'est à la fois mouvementé et passionnant d'être une SCOP », résume Pascal Coste-Chareyre, qui qualifie la gestion humaine de « très compliquée », et refuse de dire s'il se présentera à nouveau aux élections de juin prochain.
« EN CAS DE DIFFÉREND, LA HIÉRARCHIE EXPLOSE »
Du côté des salariés, on salue globalement cette proximité avec les responsables. Lionel Brunel est le seul dont le discours détonne. Arrivé en 1998 à Ceralep, il a pourtant vécu l'avant et l'après SCOP. Il admet volontiers que les gens sont « plus soudés » aujourd'hui, qu'il « y a moins de cloisonnement entre les services ».
« C'est une bonne chose. Mais le problème, c'est que tout le monde se prend pour le patron maintenant. C'est bien qu'on se sente tous impliqués, mais du coup chacun se sent le droit de donner son avis sur tout », déplore-t-il. « Quand il y a une bonne entente, tout va bien. Mais en cas de différend, la hiérarchie explose. »
S'il devait quitter Ceralep, à la différence de tous les autres salariés rencontrés, il ne se dirigerait pas nécessairement vers une structure coopérative. Son métier ? Responsable du personnel.
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