Reportage

Le logement, «drame des jeunes Algériens»

La politique de construction de Bouteflika s’est essoufflée à mesure que les cours du pétrole ont chuté, alors que la demande, elle, ne cesse d’augmenter. Illustration à une quinzaine de kilomètres d’Alger où des habitants ont attendu vingt-deux ans avant d’obtenir un appartement social dans la Cité verte, un bloc d’immeubles baclé.
par Célian Macé, envoyé spécial à Alger
publié le 7 mai 2017 à 18h56

Pendant la nuit, quelqu'un a gravé avec une clé des insultes sur la portière de son pick-up. «Mal élevé, pédé», traduit en s'étranglant Tawfik Bekhlil, 29 ans, qui fait le pied de grue devant son bloc d'immeubles pour demander des comptes au voisin qu'il soupçonne d'être le vandale. Il ne devrait pas le manquer : il n'y a qu'une seule voie d'accès à la Cité verte, sortie de terre il y a un an. Elle n'a de vert que le nom : les quelques plantes disposées à la hâte pour l'inauguration n'ont pas résisté et l'ombre est rare dans le nouveau quartier, situé à une quinzaine de kilomètres à l'ouest d'Alger et laborieusement relié à la commune d'Ouled Fayet par un pont autoroutier.

La Cité verte est l'un des innombrables chantiers de logement social de l'Etat algérien, qui s'est lancé dans une course frénétique à la construction au début des années 2000. «On a emménagé dans un F3 avec mes cinq frères et sœurs, et mes parents. Avant, on habitait dans une baraque illégale, on peut dire un bidonville, à 12 kilomètres de là, qui a été rasé, relate Tawfik Bekhlil. Mon père a attendu vingt-deux ans pour être relogé.» Lui aussi a déposé un dossier. Il fait le calcul en lissant sa moustache clairsemée : «Si j'attends vingt-deux ans moi aussi, j'aurai 51 ans. En attendant, je fais quoi ? Je dors ici ? J'ai pensé à me marier, mais ce n'est pas possible de ramener une femme dans le F3 de mes parents !»

Humidité

Dans la pièce nue où il dort avec ses frères, le plâtre s'effrite. «Quand je me retourne la nuit, je donne parfois un coup de coude, et ça tombe tout seul», s'énerve Tawfik Bekhlil. Pour le prouver, il gratte le mur avec le doigt, comme on s'acharnerait sur une plaie. Le jeune homme est menuisier, il gagne - à la pièce - 35 000 dinars par mois (290 euros). A Alger, «c'est impensable» de trouver un appartement en location avec un tel revenu, assure-t-il : «Je suis coincé. Je passe le ramadan avec ma mère, et après, je tenterai peut-être ma chance en Europe.»

Une quarantaine de petits immeubles ont été construits ces dernières années à Ouled Fayet, et autant sont en chantier autour de la Cité verte. Seuls les entreprises et les travailleurs chinois peuvent assurer un tel rythme de construction. «Un ou deux ans» leur suffisent pour livrer les bâtiments. Collés aux sites de travaux, des préfabriqués abritent les employés : les Chinois sont les plus nombreux, mais les chantiers voient aussi passer des Africains subsahariens ou des Turcs.

Du cinquième et dernier étage de sa tour orange et crème, Younes Laadjal, 38 ans, lunettes de soleil et maillot de foot du Mouloudia Club d'Alger, pointe du doigt la Cité verte. Lui habite de l'autre côté du terrain vague, dans une cité de l'Agence d'amélioration et de développement du logement (AADL). Réservés aux Algériens dépassant le plafond de ressources de «la sociale», les appartements AADL sont très prisés par la classe moyenne, elle aussi exclue d'un marché locatif prohibitif. Ils permettent un accès à la propriété à un prix dérisoire car subventionné à 70 %. Younes connaît par cœur toutes les dates de son dossier. «Je me suis inscrit le 17 août 2001, j'ai reçu mes clés le 12 juin 2016. J'ai payé les quatre tranches de vente, 12 000 euros au total, avant d'atterrir ici.» Quinze ans d'attente, pour, à l'arrivée, «être déçu». «Le quartier est vide. La mosquée est presque finie, mais il n'y a pas d'école, de parc, de commerces et, avec les embouteillages, je pars de chez moi à 6 heures pour rentrer à 20 heures.» Après avoir emménagé, Younes a dû engager 5 000 euros de travaux pour les finitions de son F4. Dans sa chambre, le plafond est noirci et écaillé par l'humidité. Il estime pourtant que sa situation s'est améliorée. Il vivait chez ses parents depuis trois ans, avec son épouse de 30 ans et sa petite fille. Son salaire de fonctionnaire est de 70 000 dinars mensuels (580 euros) et sa femme travaille à la télévision. Ici, le loyer (qui, pendant une vingtaine d'années, permet en fait de terminer le paiement de l'appartement) est seulement de 50 euros. A Alger, ils n'ont jamais réussi à trouver une location à un prix accessible.

Un recensement effectué en 2008 avait pourtant comptabilisé 1 million de logements non occupés en Algérie. Mais la méfiance envers la location est telle que leurs propriétaires exigent des garanties exorbitantes (souvent un an de loyer d’avance) ou attendent tout simplement de pouvoir vendre. Le prix du locatif privé a ainsi quintuplé entre 2004 et 2011, pointe un rapport des Nations unies.

«Malgré les programmes de construction massifs, le logement est le drame des jeunes Algériens. En restant chez ses parents, l'homme algérien est empêché de devenir adulte, pointe la sociologue Fatma Oussedik, qui a réalisé une vaste enquête sur les structures familiales en Algérie. Cela a des conséquences sur les modèles sociaux, la vie sexuelle, etc. Quant aux jeunes filles, de plus en plus diplômées, elles n'acceptent plus d'aller vivre chez leur belle-mère. Or le logement est la base matérielle nécessaire à cette émancipation.» L'âge moyen du mariage, 31 ans pour les femmes, 34 ans pour les hommes, est l'un des plus élevés au monde.

«Pacte implicite»

A la sortie de la mosquée de la nouvelle cité d'Ouled Fayet, un commerçant rentre chez lui, tapis de prière sous le bras. Il veut bien donner son âge - 32 ans -, mais refuse de confier son nom car il loue un appartement AADL tout juste construit. Ce qui est illégal. Les bénéficiaires du programme sont censés résider dans leur propriété et non pas en tirer une rente locative. Dans les faits, la pratique est pourtant répandue. «Je paie 200 euros par mois, mais je n'ai pas le choix. J'ai déposé un dossier pour un logement social en 2013. Je suis marié et j'ai une fille d'un an, il fallait que je trouve quelque chose, explique-t-il. Seuls les logements d'Etat sont accessibles. Pour acheter dans le privé, à Alger, il faut vivre deux vies !»

Le rapport des Algériens au logement est «forgé par l'histoire du pays», rappelle le sociologue Madani Safar Zitoun : «Notre indépendance a été beaucoup plus brutale que dans d'autres pays. En 1962, à Alger, 200 000 logements des quartiers européens devenaient soudainement disponibles : ils ont été occupés gratuitement par les Algériens, qui libéraient à leur tour d'autres logements, squattés par les plus mal-logés ou les ruraux.»Cet épisode est fondateur, rappelle l'universitaire : «C'est là que se noue le pacte implicite de la décolonisation, entre l'Etat et la population. L'Etat révolutionnaire devient le premier propriétaire foncier et immobilier du pays, et il n'est pas regardant sur les loyers : 70 % de la population ne paie pas.»

Le deuxième acte historique est la loi de cession des biens de l'Etat, en 1981. «Le président Chadli, à la tête de l'Algérie à l'époque, n'est pas un socialiste. Il estime que la propriété est un élément de stabilisation sociale et décide donc de brader l'immense parc immobilier de l'Etat, qui ne rapportait rien, poursuit Madani Safar Zitoun. En quelques années, l'Algérie devient un pays de propriétaires. Les gens peuvent réaliser des plus-values extraordinaires en revendant leur bien sur le marché privé ! Le logement de l'Etat devient une rente, désormais perçue comme un dû, un cadeau qui est la clé de la promotion sociale.»

Baby-boomers

En accédant à la présidence, en 1999, Abdelaziz Bouteflika engage le pays dans un gigantesque programme de construction pour résorber les bidonvilles qui ont gonflé au rythme de l'exode rural de la décennie noire. Porté par des prix du pétrole records dans les années 2000, le gouvernement distribue à tour de bras les logements sociaux et AADL. Les villes algériennes s'étendent, plus de deux millions de nouveaux appartements sont livrés. Mais la course paraît sans fin : la génération des baby-boomers arrive aujourd'hui, à son tour, en âge d'accéder à un hébergement, au moment où le prix du baril s'est effondré. «Le budget des Etats-Unis ne nous suffirait pas pour poursuivre la réalisation des logements au rythme actuel», a mis en garde de manière inédite le Premier ministre, Abdelmalek Sellal, la semaine dernière.

«Cette politique de redistribution de la rente qui visait à acheter la paix sociale est devenue un sujet brûlant, commente Benkoula sidi Mohamed el Habib, urbaniste installé à Oran. L'Etat refuse de lâcher la main, de peur de perdre un levier très efficace de contrôle de la population.» Depuis 2011, des émeutes éclatent régulièrement lors de la publication des listes de bénéficiaires des programmes de logement, les exclus dénonçant des «magouilles» clientélistes dans le processus d'attribution. «Pour avoir un logement, il faut verser des pots-de-vin, ou avoir un bon réseau, assure notre commerçant anonyme d'Ouled Fayet. Sans cela, on peut attendre pendant vingt ans…»

Les habitants des bidonvilles étant prioritaires, une spéculation souterraine a même atteint certains taudis d'Alger. «Des riches rachètent des cabanes pour essayer d'obtenir rapidement un logement social gratuit qu'ils pourront louer, ajoute Tawfik Bekhlil. Ça me dégoûte. Dans ce pays, tout le monde marche sur son voisin.» Lui n'a pas voté jeudi, jour d'élections législatives, comme 62 % des Algériens. Une rumeur courait pourtant selon laquelle une carte d'électeur tamponnée pourrait «aider» à obtenir un logement. Certains ont-ils cédé à ce chantage, tout en refusant de donner leur voix «au système» ? Deux millions d'Algériens ont placé dans l'urne un bulletin blanc ou nul, soit un quart du total des suffrages. Davantage que pour n'importe quel parti politique algérien.

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