“Plutôt que de reconnaître le ‘sexe neutre’, on pourrait supprimer la mention du sexe sur l’état civil”

La Cour de cassation vient de rejeter le pourvoi d'une personne intersexuée. Ne se considérant ni femme, ni homme, elle demandait que la mention “sexe neutre” figure sur son état civil. Philippe Reigné, professeur de droit spécialisé dans les questions de genre, décrypte le refus de l'instance judiciaire.

Par Christophe Jacquet

Publié le 08 mai 2017 à 18h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 04h13

Pour lui, son sexe est « de fiction ». Mais il va devoir le garder sur son état civil. Jeudi 4 mai, la Cour de cassation a débouté Gaétan Schmitt [nom d’emprunt]. Le psychothérapeute de 66 ans, parce qu’il est né avec des organes génitaux atrophiés – un « vagin rudimentaire » et un « micro pénis » sans testicules, ne sent ni femme ni homme. Il vit avec « un état civil qui n’est pas le sien », précise Bertrand Périer, son avocat, à l’AFP, et demande depuis trois ans que la mention « sexe masculin » soit retirée de son acte de naissance, et remplacée par la mention « sexe neutre », ou à défaut « intersexe ». Elle n’existe pas en droit français.

En août 2015, le tribunal de grande instance de Tours lui donne pourtant raison, et reconnait « l’impossibilité de rattacher l’intéressé à tel ou tel sexe ». La décision est inédite en Europe. Sept mois après, la cour d’appel de Tours l’annule. Au motif que le recours de Gaétan Schmitt est « en contradiction avec [son] apparence physique et [son] comportement social », et que ce serait là « reconnaître, sous couvert d'une simple rectification, l'existence d'une autre catégorie sexuelle ». Une telle modification du système d’état civil « excède l’office du juge ». Et relève donc plus du législateur, comme vient donc le confimer la Cour de cassation.

D’après le Sénat, et un rapport remis cette année par la délégation aux droits des femmes, deux cent enfants naissent chaque année avec des « caractéristiques sexuelles biologiques équivoques ». Leur sexe ne peut donc être déterminé. Les tribunaux français examinent régulièrement les plaintes de personnes intersexuées. Aucune jusque-là n’était parvenue devant la Cour de cassation. Philippe Reigné, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et membre du comité de direction de l’Institut Emilie du Châtelet, décode pour nous la décision de la plus haute juridiction du pays.

Le rejet du pourvoi de Gaétan Schmitt était-il prévisible ?

Totalement. Vous avez une série de textes qui nous disent qu’en droit il n’y a que deux catégories de sexe. Les articles 1 et 3 de la Constitution, déjà. Dans l’article 1er, la loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. Dans l’article 3, c'est plus remarquable, « sont électeurs […] tous les nationaux français majeurs des deux sexes ». L’arrêt de la Cour de cassation commence par dire ça, qu’en droit français on ne peut prévoir que deux mentions sur les actes de naissance, soit sexe masculin, soit sexe féminin. A partir de là, ce n’est pas simple de faire admettre une troisième catégorie.

Quels problèmes génère la reconnaissance du sexe neutre ou intersexe ?

La mention « sexe neutre » doit-elle être obligatoire ou facultative ? Je suis un nouveau-né intersexué : cette mention peut-elle m’être imposée à la naissance, après examen de mes organes génitaux ? Ou serait-elle uniquement volontaire ? Je demande à l’officier d’état civil, ou au juge si nécessaire de modifier l’acte de naissance – ce qui est la démarche de Gaétan Schmitt. Cette mention peut être considérée comme discriminatoire, il faudrait prévoir qu’elle ne soit placée sur l’acte de naissance que si la personne le demande. Pourquoi alors les autres mentions – masculin ou féminin – resteraient obligatoires ? Une fois que vous introduisez une troisième mention, c’est tout le système qui s’écroule.

Elle a surtout un impact sur la filiation. C'est fondamental. Ses modes d’établissement sont sexués. Dans le cadre du mariage, vous avez la présomption de paternité. Une technique juridique qui dispense de preuve. Elle suppose d’être un homme. Il n’y a pas de présomption de maternité. Hors mariage, la filiation est établie le plus souvent par la reconnaissance, différente, pas rédigée de la même manière, de paternité et de maternité. Avec la mention d’un troisième sexe, établir la filiation sur les enfants est très difficile. Il faudrait toute une série d’adaptations, sans savoir lesquelles privilégier. Par exemple, pour les personnes de sexe neutre mariées à une femme, si celle-ci accouche, que prévoit-on ? Une présomption de paternité ? Il faut un toilettage important. De mon point de vue, cela relève du législateur, la Cour de cassation ne peut pas le faire.

“Il existe des identités non binaires. On pourrait aller vers une ‘désexuation’”

Justement, certains considèrent que la Cour de cassation va trop loin dans ses attendus, qu'elle complique le travail du législateur en la matière. Qu'en pensez-vous ?

Dans son arrêt, vous avez un attendu très important : « La reconnaissance par le juge d’un sexe neutre aurait des répercussions profondes sur les règles de droit français, construites à partir de la binarité des sexes, et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination. » Il est adressé à la Cour européenne des droits de l’homme. Le pourvoi de Gaétan Schmitt est fondé sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme sur le respect de la vie privée. Par la décision du 16 juillet 2014, la Cour européenne reconnait que si cet article oblige un Etat-membre à modifier son droit de manière ample, il jouit d'une « marge d’appréciation ». Cet argument par le passé a conduit la Cour de cassation à rejeter plusieurs recours.

Il y a une autre question, de fond. Qui peut expliquer sa position très réservée. Elle évite de prendre la place du législateur. La Cour de cassation est régulatrice. Sa fonction principale est de s’assurer qu’un texte est interprété de la même manière sur tout le territoire de la République.

Est-ce que ses formulations gênent le législateur ? S’il est courageux, non. L’arrêt a ses défauts. La Cour européenne des droits de l’homme, quand elle traite des questions de cette nature, vous rend un arrêt de trente pages. Celui de la Cour de cassation est beaucoup plus ramassé, condensé. Elle fait l’effort de montrer – ce n’est déjà pas si mal – que sa position est conforme à la jurisprudence européenne. C’est l’un des premiers arrêts que je vois rédigé de cette manière, à peu près correcte.

“Il y a encore quinze ans, personne ne savait qui était une personne intersexuée”

Vous-même prônez que la mention du sexe, quel qu'il soit, ne figure pas sur l'état civil. Pourquoi ?

Le problème soulevé par Gaétan Schmitt est extrêmement sérieux. Il ne se sent ni femme ni homme, et demande que son identité de genre, neutre, soit reconnue par le droit. Pour y répondre, soit on crée une troisième mention de sexe – nous l'avons vu, elle représente toute une série d’inconvénients –, soit la mention du sexe sur l’état civil n’a plus la même importance que par le passé, et on la supprime. Il existe aujourd'hui des identités non binaires. La loi admet que l’on peut changer la mention du sexe avec une relative facilité, les conditions de changement de sexe ont été assouplies pour les personnes trans, on pourrait aller vers une « désexuation ». Cela ne veut pas dire qu’on supprime les catégories juridiques. Les règles de parité dans les commissions, les conseils d’administration subsisteraient, mais elles ne prendraient plus appui sur l’état civil, on prouverait alors le sexe par tout autre moyen. Un peu comme on prouve son identité. On peut ne pas avoir de papiers d’identité sur soi, des témoins suffisent.

Depuis quand, dans les tribunaux, débat-on de la reconnaissance d'un troisième sexe ?

Il y a encore quinze ans, personne ne savait qui était une personne intersexuée. En réalité, c’est toute une représentation du monde qui est contestée. Elle date du XIXe siècle. C’est le système races-espèces-sexes, mis en place dès le début du XIXe siècle, porté par des médecins et des anthropologues. Il va durer cent cinquante ans sans être menacé. Après-guerre, il prend du plomb dans l’aile. On commence par dire que le sexe n’a aucune conséquence sociale. On n’est pas moins intelligent parce qu’on est une femme, il n’y a pas de lien entre nos organes génitaux et nos capacités intellectuelles. Ces sexes sont construits socialement, dans leur matérialité : on est obligé de modifier les organes de certaines personnes pour les rentrer dans les catégories femme et homme. La contestation du sexe s’inscrit totalement dans celle de la race.

Juste derrière, en 1970, intervient la contestation de l’espèce, considérée comme une forme particulière de racisme. C’est le spécisme. Qui sous-tend toute la cause animale. Pourquoi tout cela se produit ? Parce que le système n’est plus soutenu scientifiquement. L’ouvrage Zoopolis (1) par exemple, un traité de philosophie politique et morale paru l’an dernier, explique comment bâtir une société interspécifique, dans laquelle ses membres ne seraient pas tous humains, avec des statuts différents selon les rapports que nous entretenons avec eux. Tout un système s’effondre ainsi sous nos yeux, c’est rarissime.

(1) Zoopolis, Une théorie politique des droits des animaux, de Will Kymlicka et Sue Donaldson, traduit de l’anglais par Pierre Madelin, Alma, 408 p, 25,90 €.

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