Récit

Benzema chez les Bleus : un retour programmé

Pourquoi le joueur suspendu après l’affaire de la sextape va (très probablement) revenir en équipe de France, reprendre le fil de sa carrière sous les couleurs nationales, stoppée nette depuis le France-Arménie amical du 8 octobre 2015.
par Grégory Schneider
publié le 11 mai 2017 à 20h06

L'entraîneur madrilène Zinédine Zidane a tout déposé au pied de son compatriote et attaquant Karim Benzema mercredi soir, après que celui-ci eut expédié le Real disputer sa troisième finale de Ligue des champions en quatre ans (le 3 juin à Cardiff). Sur un exploit technique invraisemblable : trois défenseurs fumés dans un espace grand comme une cabine téléphonique pour une réduction du score (défaite finale 1-2 sur la pelouse de l'Atlético, 3-0 pour le Real à l'aller) de son coéquipier Isco. Zidane a déposé les armes, les lauriers et plus encore, cette petite note connivente entre superstars d'hier (lui) et d'aujourd'hui (Benzema) qui sépare les grands joueurs de l'humanité qui les regarde : «Il faut toujours que Karim réalise quelque chose de spécial pour qu'on [l'opinion publique, ndlr] soit positif avec lui. C'est comme ça. Il lui faut vivre avec. Mais l'important est que le staff et les joueurs du Real savent combien Karim est précieux. Il est fondamental. Ce qu'il a réalisé sur le but est incroyable. Je lui ai demandé comment il avait fait pour éliminer comme ça trois adversaires dans un si petit espace et lui-même n'a pas su me dire [sourire]. Un joueur de foot n'est pas là que pour marquer.»

Prolongation jusqu’en 2021

Zidane explique qu'en somme Benzema ne fait jamais sur le terrain que ce qu'il a toujours fait. L'irrésistible montée en puissance médiatique du joueur malgré sa mise au banc des Bleus en décembre 2015 après une affaire de chantage à la sextape n'est ainsi rien d'autre qu'un mélange de circonstances - tel match explosé plutôt que tel autre - et de prise de parole, pas plus. Du côté du joueur, cette prise de parole n'est jamais allée de soi. Il l'a maintes fois théorisé par le passé, allant jusqu'à voir dans certaines interviews données par ses pairs une sorte de tricherie, un biais travestissant le verdict du sport et du terrain. Joueur je suis, joueur je demeure, à charge pour le monde extérieur de le rhabiller en icône people ou en symbole.

Cependant, les lignes ont légèrement bougé, une goutte de faire-savoir dans un océan de savoir-faire. Le monde espagnol de Benzema est en ordre : alors qu’il est sous contrat jusqu’en 2019, la direction du Real Madrid lui a mis sous le nez une proposition de prolongation de contrat jusqu’en 2021 ou 2022 avec augmentation de salaire à la clé, le joueur touchant quelque huit millions d’euros annuels aujourd’hui. Une perspective en or : finir sa carrière dans la Maison blanche, un club avec lequel il pourrait devenir le 3 juin l’un des trois seuls joueurs français (après Raymond Kopa durant les années 60, et avec son coéquipier et défenseur Raphaël Varane sur le porte-bagages) à avoir remporté trois Ligues des champions. Petite satisfaction personnelle, même si le joueur ne s’y arrête pas : le pedigree de tous ceux venus lui faire de l’ombre (Gonzalo Higuain, Alvaro Morata…) et qui se sont retrouvés assis sur le banc du Real en le regardant jouer.

Mieux : il a retourné un prétendu défaut à son avantage, expliquant en avril sur RMC que son appétence pour la construction dans le jeu aux dépens (relatif : il est le meilleur buteur français de l'histoire de la Ligue des champions avec 51 réalisations) du nombre de buts inscrits par lui l'a servi au Real, «les deux autres attaquants [Cristiano Ronaldo et un Gareth Bale aujourd'hui blessé, mégastars parmi les vedettes madrilènes, ndlr] plongeant devant le but adverse à la fin des actions». Ce qui assure une présence offensive dans la surface sans que Benzema ne doive s'y coller. Traduit en termes politiques : l'altruisme d'un Benzema goûtant les manœuvres loin du but n'a pas peu fait pour sa popularité auprès du monstre d'égoïsme qu'est Cristiano Ronaldo, qui ne vit que pour le but, et dont l'importance est telle qu'il peut faire vivre ou condamner un équipier.

L’opinion publique comme enjeu

Partant, le problème de Benzema est ailleurs : reprendre le fil de sa carrière en bleu, stoppée nette depuis le France-Arménie (4-0) amical du 8 octobre 2015. Le compte fait mal : dix-neuf matchs au séchoir, soit un de plus que la durée de la suspension en 2010 d'un Nicolas Anelka qui avait invité son sélectionneur à «aller se faire enculer» à la mi-temps d'un match de phase finale de Coupe du monde.

L'attaquant madrilène ayant été écarté sans que le sport ni la justice - un mis en examen bénéficie censément de la présomption d'innocence - n'aient quoi que ce soit à y voir, soupçonnant même le sélectionneur Didier Deschamps d'avoir «cédé à une partie raciste de la France» en le mettant au tas à la veille d'un Euro 2016 ne pouvant pas faire l'économie d'un plébiscite populaire, l'opinion publique devient un enjeu.

Et pas seulement elle. Ainsi, lors du dernier rassemblement des Bleus en avril, deux joueurs ont pris la parole pour défendre l'idée d'un retour de Benzema en équipe de France : Antoine Griezmann s'est mouillé, modérément quand même puisqu'il a éprouvé le besoin de terminer sa phrase par «…mais c'est le sélectionneur Didier Deschamps qui décide», et Laurent Koscielny a aussi glissé un mot. Deux joueurs de poids, contrevenant à la consigne de silence sur le sujet prévalant jusqu'ici, ce qui interroge sur le silence d'un Hugo Lloris ou d'un Paul Pogba, ce dernier étant fortement soupçonné au sein du vestiaire d'apprécier le surcroît d'exposition que lui vaut l'absence du Madrilène. Ce surcroît d'exposition a souffert mi-avril : les tristes prestations des Bleus (victoire 3-1 au Luxembourg, défaite 0-2 à Saint-Denis face à la sélection espagnole) avaient été éclipsées par la grand-messe de deux heures d'interview concédées la même semaine par Benzema sur RMC. Manière aussi de comprendre que l'on ne peut pas éternellement mentir aux gens et que les manipulations médiatiques visant à mettre en avant un Antoine Griezmann hier (on pense au Mondial 2014), un Paul Pogba aujourd'hui ou un Kylian Mbappé demain, indépendamment de leurs réelles qualités, ont des limites.

En difficulté lors de sa précédente interview accordée à TF1 fin 2015, Benzema a été absolument parfait au micro de Christophe Dugarry. Profond, assuré, ne s’écartant jamais d’une posture de joueur qui incrimine en creux ceux qui l’ont condamné chez les Bleus de calculs politiques ou démagogiques ; difficile de ne pas y voir la patte de Zidane, Dugarry étant le canal de diffusion privilégié par le maestro depuis des années - et même la marque du communicant de Zidane, Jacques Bungert, tant l’affaire a paru calée au millimètre.

Psyché et influence

Reste à savoir si ça suffira à le ramener dans le groupe tricolore appelé à disputer les trois rencontres de juin, le Paraguay et l’Angleterre en amical, la Suède en éliminatoires du Mondial 2018. Deschamps communiquera sa liste jeudi prochain, un timing étrange car inhabituellement éloigné des matchs à disputer. Par ailleurs, il a bloqué toutes les demandes d’interviews avant cette date, ce qui peut laisser entendre qu’un gros coup se prépare. Le retour du fils prodigue est de toute façon dans l’air : même du point de vue fédéral, on est arrivé au point où il est beaucoup plus compliqué de ne pas prendre l’attaquant madrilène que de le prendre. Il faut donc se demander à qui, au juste, Karim Benzema devrait un retour en équipe de France.

Ce qui revient à investir une terre fantasmatique à cheval entre la psyché d’un sélectionneur, un Falcon présidentiel, l’affaire d’Etat qu’est l’organisation d’une compétition sur son sol ou l’influence du service marketing de la fédération sur le domaine sportif.

1) Avant la mise à l’écart sine die du joueur en avril 2016, juste avant l’Euro, Noël Le Graët passait son temps à convaincre son comité exécutif de la nécessité de… faire revenir Benzema.

2) Deschamps était sur cette ligne à l’époque et s’en était ouvert aux proches du joueur, avant d’assumer un changement de direction.

3) Le service marketing de la FFF a eu un coup d’avance sur le sportif, faisant disparaître le visage de Benzema de tous les supports visant à promouvoir l’Euro avant même que Benzema ne soit écarté.

4) La disparition virtuelle du joueur a été méthodiquement organisée : son nom a disparu de tous les supports fédéraux depuis dix-huit mois, ce qui confine au ridicule quand on sait que le compte Twitter de la sélection, très actif, pousse le zèle jusqu’à évoquer la pubalgie du modeste Layvin Kurzawa ou le quatorzième anniversaire d’une victoire (5-0) en amical contre la sélection égyptienne.

5) Interrogé par Libération dans un Falcon présidentiel ralliant Laval sur une éventuelle intervention politique visant à écarter Benzema en amont de l'Euro, François Hollande a marqué sa sidération, démentant vigoureusement une hypothèse qui, cependant, circule partout.

6) Son ministre des Sports, Patrick Kanner, a mis en avant la nécessité de ne pas voir l'Euro troublé par des «histoires judiciaires» touchant Benzema, sa mise à l'écart relevant dès lors d'une forme de pragmatisme et non d'un gage donné à l'opinion publique, encore que les deux puissent se confondre.

Voilà pour les faits. Il reste les spéculations, le chien de sa chienne que Deschamps lui réserve (ou non) pour avoir déclaré que le sélectionneur a cédé à la «partie raciste de la France» et l'attitude du vestiaire tricolore, sondé en amont de l'Euro sur la question - et embarrassé de l'être. Si Benzema est rappelé, on se prépare des heures délectables : en l'absence d'évolution du statut judiciaire du joueur ou d'évolution de sa stature sportive et de ses mérites comparés à ces deux concurrents au poste (Kevin Gameiro et Olivier Giroud, à des années-lumière de son niveau depuis le début), le sélectionneur des Bleus et son président vont devoir sortir des rames de la taille de celles des galères romaines pour justifier publiquement le retour du bonhomme. Il faudrait alors sortir les éléments de langage, «le contexte apaisé», «le moment opportun», tout ce cirque. Le sport est ainsi fait. En début d'année, on a croisé un des membres de la liste de Jacques Rousselot, qui s'est incliné devant Le Graët lors des dernières élections à la tête de la FFF. Il avait un avis sur la question : «Ils ont utilisé Benzema en l'écartant avant l'Euro pour aller dans le sens d'une opinion publique qui ne voulait pas de lui. Ils l'utiliseront tout pareil en mettant en scène son retour. Benzema aime l'équipe de France. Il ne fera pas de vagues.»

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