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Pesticides

Des chimpanzés défigurés en Ouganda, les pesticides suspectés

Certains chimpanzés du parc national de Kibale, en Ouganda, présentent d’étranges malformations de la face et des troubles de la reproduction. La primatologue Sabrina Krief et son équipe soupçonnent les pesticides utilisés alentour.

« Certains chimpanzés semblaient avoir une face très aplatie, qu’on n’avait jamais vue ailleurs. En s’approchant davantage, on s’est rendu compte qu’il y avait vraiment un problème. Certains individus n’avaient pas de narines, d’autres carrément la face creuse ; une chimpanzé semblait avoir quelque chose qui ressemblait à un bec-de-lièvre. » Sabrina Krief, vétérinaire et professeure au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), étudie les chimpanzés du parc national de Kibale, en Ouganda, depuis une vingtaine d’années. Mais rien ne l’avait préparée à ce qu’elle allait découvrir dans le secteur de Sebitoli, au nord du parc : des malformations impressionnantes, sans doute liées à une exposition à des pesticides, ce qu’elle raconte dans un article publié dans Science of theTotal Environment le 24 avril.

L’équipe de recherche a commencé en 2008 à explorer cette poche de forêt tropicale humide d’environ 25 kilomètres carrés. Objectif : vérifier si des chimpanzés habitent ce territoire dégradé, coincé entre une route goudronnée très fréquentée au sud et des cultures intensives de thé et d’eucalyptus et des jardins vivriers à l’ouest, au nord et à l’est. Elle y a découvert que seize des soixante-six primates identifiés — un quart de la communauté, une proportion considérable — présentent des malformations nasales. Une femelle adulte a un bec-de-lièvre et a « une main bizarre, avec juste un pouce, trois doigts manquants et juste un petit bout de petit doigt », décrit Mme Krief. Certains de ces primates souffrent aussi de troubles de la reproduction. « Plusieurs femelles n’ont pas de cycle sexuel, pas de gonflement de la zone ano-génitale caractéristique de la période de l’ovulation, précise la chercheuse. On ne les a jamais vues avec des bébés et elles n’ont a priori pas de descendants. » Des affections bizarres, que Sabrina Krief et ses collègues n’ont jamais observées chez les autres groupes de chimpanzés du parc, à Ngogo, Kanyawara et Kanyanchu.

Sabrina Krief, vétérinaire et professeure au Muséum national d’histoire naturelle.

Très vite, les hypothèses se bousculent. Une maladie ? « Il existe bien une infection, le pian, qui défigure les gorilles d’Afrique centrale avec des plaies, des croûtes et des dépigmentations, raconte la vétérinaire. Mais ça ne ressemble pas du tout à ça. » Des malformations congénitales ? « Cela nous a semblé l’hypothèse la plus probable, quelque chose qui se passerait pendant la gestation de la femelle primate et entraînerait un problème de développement. » Pour en avoir le cœur net, l’équipe de recherche a récolté les crottes en quête d’ADN et déployé un dispositif de surveillance. Les images enregistrées par ses pièges vidéo ont été une surprise de plus pour Sabrina Krief : « On a aussi constaté que des babouins étaient atteints. » Sur trente-cinq babouins observés, au moins six présentent des malformations de la face qui vont de narines en forme de fentes à l’absence totale de narine avec une ouverture unique au milieu de l’os nasal.

Pesticides, chlorpyrifos et DDT contaminent l’environnement

Dès lors, la piste de l’exposition aux pesticides s’est dessinée. « Un de mes étudiants ougandais a fait des prélèvements de graines et de tiges de maïs, de sols et de sédiments de rivière dans les jardins vivriers, dans les plantations de thé et dans la forêt, pour chercher la présence éventuelle de pesticides », explique Sabrina Krief. Le bilan est accablant : des pesticides, du chlorpyrifos (un insecticide neurotoxique de la famille des organophosphorés), du DDT (un insecticide très puissant notamment utilisé contre les moustiques dans le cadre de la lutte contre le paludisme) et du DDE (un produit de la transformation du DDT, très toxique) ont été découverts dans les échantillons. Les concentrations mesurées dans le maïs étaient même supérieures à la limite maximale de résidus autorisée. Par ailleurs, de l’imidaclopride (un insecticide de la famille des néonicotinoïdes) a été détecté dans des poissons pêchés dans le secteur de Sebitoli.

Sabrina Krief et son équipe ont alors interrogé des marchands de Fort Portal, la ville la plus proche de Sebitoli, des cultivateurs de thé et des villageois qui font pousser du maïs pour se nourrir. « Ils m’ont dit qu’ils cultivaient du maïs rouge acheté en ville, se souvient Sabrina Krief. Je suis donc allée acheter le fameux maïs qui n’avait pas l’air d’être naturellement rouge. Il était vendu en sachet avec pour seules indications le nom de l’entreprise, Kenyaseeds, et un code, Hybrid H520. Aucune information sur la nature de l’enrobage et sa toxicité pour les utilisateurs ou l’environnement ! Rien non plus sur le site internet. » Le laboratoire de Philippe Berny, de VetAgro Sup - campus vétérinaire de Lyon, a trouvé dans ces semences de l’imidaclopride.

La ville de Fort Portal.

Comment les pesticides utilisés dans les champs et les jardins se retrouveraient-ils dans les estomacs des primates, si craintifs vis-à-vis des hommes ? Les chimpanzés pillent régulièrement, de nuit, les cultures vivrières et s’y régalent de maïs — notamment des tiges où se concentrent les intrants chimiques. Les pièges vidéo ont permis d’observer que les femelles gestantes participaient à ces raids nocturnes. Par ailleurs, le parc de Kibale est situé dans une région montagneuse : les eaux contaminées par les pesticides ruissellent au gré des reliefs jusque dans la forêt, où elles arrosent les plantes consommées par les chimpanzés. Les poissons pêchés au cœur de la forêt témoignent de cette contamination.

De l’agent orange injecté directement dans les arbres

Autre piste : des pollutions liées à l’exploitation forestière dans les années 1970. « Les exploitants sélectionnaient les arbres en injectant de l’agent orange [un puissant défoliant utilisé notamment par l’armée états-unienne pendant la guerre du Vietnam] directement dans le tronc de ceux qu’ils ne voulaient pas, rapporte la vétérinaire. Ces arbres étaient des ficus, dont les fruits constituent la base de l’alimentation des chimpanzés qui en consomment les figues, mais également les écorces. On n’a pas trouvé de trace de cette dioxine dans les prélèvements. Mais chez les humains, ses effets se font ressentir chez les descendants des personnes contaminées, même s’ils n’ont pas été eux-mêmes exposés. »

De nombreux chimpanzés n’ont plus de bras, plus de pieds, arrachés par des pièges destinés au petit gibier. Celui-ci souffre également d’une malformation faciale.

En tout cas, pour Sabrina Krief, les malformations observées chez les chimpanzés pourraient s’expliquer par une consommation de maïs et de plantes contaminés pendant les trois premiers mois de gestation, durant lesquels la face se forme. « Beaucoup de ces pesticides sont connus comme étant des perturbateurs endocriniens, dit Barbara Demeneix, professeure au MNHN, qui a participé à la rédaction de l’article. Ils interfèrent avec les hormones thyroïdiennes, qui sont très importantes pour le développement des embryons, notamment du cerveau, du crâne et de la face. On peut donc supposer que l’exposition aux pesticides pendant la gestation peut provoquer des malformations de la face. » Et pour les troubles de la reproduction ? « D’autres voies endocriniennes peuvent être impliquées, mais un bon équilibre des hormones thyroïdiennes est important pour la fertilité, poursuit la biologiste. Ainsi, nous avons constaté que des hommes et des femmes hypo ou hyperthyroïdiens pouvaient présenter des troubles de la fertilité. »

Un chimpanzé du parc national de Kibale.

Il reste cependant une étape importante pour vérifier cette hypothèse : mesurer précisément l’exposition aux pesticides des femelles gestantes. Un casse-tête pour l’équipe de recherche de Sabrina Krief. « Il s’agit d’animaux sauvages qu’on n’approche pas à moins de huit mètres, rappelle la vétérinaire. Pas question de faire des prélèvements de poils comme on a fait des prélèvements de cheveux sur des personnalités écolos comme Nicolas Hulot ! » L’équipe s’est donc lancée dans la chasse aux urines, en courant une perche à bout de bras quand un chimpanzé fait pipi du haut d’un arbre, dans l’espoir de recueillir quelques gouttes du précieux liquide. « Un travail de longue haleine ! » résume la chercheuse en riant.

Améliorer la cohabitation entre les humaines et la faune sauvage

Ce travail de recherche n’est qu’une partie du défi qui attend Sabrina Krief. Avec son mari, Jean-Michel Krief, photographe, elle a fondé l’association Projet pour la conservation des grands singes et œuvre depuis de longues années pour une meilleure cohabitation entre les humains et la faune sauvage. Ce qui passe notamment par convaincre les exploitants de thé et les villageois d’adopter d’autres modes de culture. « Nous aimerions convaincre les sociétés de thé de créer une filière plus équitable, avec moins d’intrants chimiques, qui permettrait aussi d’améliorer les revenus des ouvriers agricoles », explique la chercheuse. Pour cela, elle travaille avec le ministère de l’Agriculture et une station expérimentale consacrée à l’agriculture biologique située proche du parc de Kibale.

Une femelle chimpanzé et son petit dans un ficus du parc national de Kibale.

Mais le fléau le plus visible reste le braconnage. De nombreux chimpanzés n’ont plus de bras, plus de pieds, arrachés par des pièges destinés au petit gibier. « Ils sont parfois attaqués parce qu’ils pillent les cultures vivrières. Mais, le plus souvent, ils sont les victimes indirectes des chasseurs d’antilopes et de potamochères : il est plus facile — et gratuit — pour les ouvriers des sociétés de thé de poser des pièges plutôt que de faire dix kilomètres jusqu’à la ville la plus proche pour acheter de la viande », explique la vétérinaire.

Pour inviter les riverains du parc à changer de comportement, l’équipe de Sabrina Krief, composée uniquement d’Ougandais, organise des projections dans les campements. « Je peux vous assurer que quand on montre un chimpanzé à qui il manque deux pieds et qui se hisse péniblement sur une branche, ou un autre qui porte son pied amputé dans ses bras, la réaction est universelle : les riverains sont aussi touchés que nous ! » Coup de pouce supplémentaire, l’équipe a obtenu des écoles alentour qu’elles offrent des frais de scolarité réduits pour les enfants de braconniers. Surtout, elle cherche à créer un maximum d’emplois pour les villageois au sein du parc. « Pour l’instant, ils ne voient que des inconvénients à être voisins du parc. Ils n’ont plus le droit d’y entrer, même pour cueillir leurs plantes médicinales, regrette Sabrina Krief. Il faut qu’ils trouvent un intérêt à le protéger. »


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