Reportage

La Roya, une vallée sous la pression de la police

Barrages, contrôles au faciès, fouilles quotidiennes… Dans la zone montagneuse, où de nombreux militants ont aidé des migrants, les habitants doivent cohabiter avec les gendarmes, dont la présence s’est accrue. Une tension permanente qui pèse sur le commerce local.
par Adèle Sifaut, Envoyée spéciale dans la vallée de la Roya Photos Laurent Carré
publié le 12 mai 2017 à 20h26

Dans son chalet de Breil-sur-Roya, Christine remplit deux verres de jus de pomme «de la vallée». Elle repose la bouteille. «Vous n'avez pas entendu un moteur ? dit-elle en abandonnant son service pour la terrasse qui domine la piste du Col-de-Brouis. C'est tellement calme ici que je reconnais le bruit des véhicules des militaires même avec la radio allumée.» Fausse alerte. Simplement la voiture d'une amie qui se rend à la bergerie de son neveu, seul voisin dans un rayon de 2,5 km. Si Christine est méfiante, c'est qu'elle a vu débarquer dans son «coin peinard» l'armée, les gendarmes mobiles, la police aux frontières. «Et même des hélicos, des 4×4 et, la nuit dernière, des flashs pour surveiller la montagne», pointe-t-elle.

«J’habite où, moi ?»

Avec l'arrivée des migrants dans la vallée de la Roya et le rétablissement des contrôles aux frontières en 2015, l'Etat a renforcé très fortement sa présence dans cette zone montagneuse. A 4 kilomètres de la frontière avec l'Italie, les autorités ont installé le point de contrôle dit Saint-Gervais à Sospel, l'un des treize points de passage autorisés (PPA) des Alpes-Maritimes. Dans le sens Italie-France, les véhicules sont systématiquement arrêtés. Les coffres toujours inspectés. Les papiers d'identité parfois demandés. «Cette situation dure depuis juin 2015 et la COP 21. Ensuite, les contrôles ont été renforcés du fait de l'état d'urgence et le risque terroriste, explique Me Mireille Damiano, membre du syndicat des avocats de France et chargée du suivi des mineurs étrangers pour le Réseau éducation sans frontières (RESF). Aujourd'hui, ça continue encore. Mais on l'utilise en réalité pour contrôler les flux migratoires, or ce n'est pas la fonction de ce code Schengen.»

Cette pression policière a brisé la tranquillité de Christine. Venue s'installer à Breil en 2008 pour «se mettre au vert et au soleil», elle est obligée de montrer patte blanche dès qu'elle se rend dans le village voisin, Sospel, situé à 15 kilomètres. «J'habite où, moi ? En Italie ? Non. Ma maison est en France, mais j'ai l'impression d'être à l'étranger», soutient-elle avec son accent normand. Christine a adopté des «réflexes» afin d'éviter ce «check-point» qui l'angoisse à chaque fois qu'elle va acheter son pain : «J'aime pas les armes, mais j'en vois tout le temps. Depuis que les forces de l'ordre sont là, je me sens moins en sécurité qu'avant, raconte-t-elle. Du coup, j'ai changé mes habitudes : je fais un détour pour éviter le barrage et je fais mes courses en Italie uniquement pour ne pas voir leurs uniformes.»

«Une kalach sous les légumes»

Contrairement à Christine, certains riverains se sont habitués à la présence policière. Au point de passage autorisé Saint-Gervais, les automobilistes détachent leurs ceintures pour anticiper leur descente de voiture et essaient de négocier pour ne pas avoir à sortir pour ouvrir le coffre. Aux agents en poste, ils demandent des conseils touristiques et lancent des blagues : «Dans un quart d'heure, on sera au rosé», prévient un conducteur. «On ne vous contrôlera pas dans l'autre sens», rassure étrangement le gendarme. Jean-Jacques passe cinq fois par jour devant eux. Ce maraîcher travaille à Sospel et habite de l'autre côté du PPA. «Ils n'en ont rien à faire des marchandises. Je peux avoir une kalach sous mes légumes, ils ne la verront pas. Eux, ils vérifient juste s'il n'y a pas un migrant dans le coffre.» Si Jean-Jacques affirme voir ce contrôle uniquement comme «un feu tout le temps rouge sur la route du travail», il inspecte tout de même si personne ne s'est glissé à l'arrière de sa camionnette avant son départ à 5 heures du matin.

Deux kilomètres plus loin, en terrasse du café de Sospel, Eric, chevrier, raconte : «Passer le barrage, ça prend trente secondes. Mais c'est la pression permanente qui pèse. Cet été, les militaires patrouillaient avec leurs Famas et leurs gilets pare-balles dans le village. On a la sensation qu'ils veulent nous impressionner.» Une tension permanente qui aurait fait fuir une partie des clients de l'établissement. «Ça joue vachement sur le commerce. On fait - 25 % de chiffre d'affaires, affirme le patron, Yohan, en apportant l'addition. Hier, on ne pouvait pas entrer et sortir du village sans se faire contrôler. Vous imaginez, les touristes et ma clientèle mentonnaise voient déjà des flics partout à la télé. Ils ne veulent pas les retrouver pendant leurs vacances.»

Au fond du restaurant, Fatima boit son café. Cette aide soignante en est «sûre», elle subit des contrôles au faciès. «Je suis noire et on me demande régulièrement mes papiers, souvent quand je suis côté passager, alors qu'ils ne le font pas aux autres. Ça fait un an que ça dure, c'est fatigant.» Elle affirme ne pas être la seule à subir ces contrôles abusifs. La veille, une amie métisse s'est fait contrôler quatre fois sur la route entre Vintimille et Sospel. Une autre se serait rasée la tête pour ne plus être associée aux migrants.

«Ne vous vexez pas»

Retour au point de passage Saint-Gervais. Un portable sonne. Calée sur les horaires de la SNCF, l'alarme rappelle l'arrivée d'un train aux gendarmes. Ces derniers filent en gare de Sospel. Ce vendredi en fin d'après-midi, deux d'entre eux passent dans l'allée des wagons du «train des Merveilles» en provenance de Breil. L'un d'eux marque un temps d'arrêt devant une jeune femme. Maria dort, capuche sur la tête. Il la réveille. «Vous faites quoi ?» lance son copain, assis en face. «Un contrôle», répond l'agent. «Au faciès», ose le jeune homme. Maria présente sa carte de séjour : «Après, je lui ai demandé pourquoi il me contrôlait. Il a répondu : "Parce qu'il y a plus de chance que vous veniez d'Afrique centrale. Ne vous vexez pas, je ne fais que mon travail."» Maria, étudiante de 23 ans qui rentre à Nice après une journée à la montagne, sera la seule passagère contrôlée. «Ils ont vu que j'étais noire. Si je n'avais pas été endormie, j'aurais résisté. C'est un énorme manque d'élégance et de tact. Et en plus, c'est illégal. Là, je suis choquée.» L'agent descend. Le train repart. Les gendarmes retournent au PPA de Saint-Gervais, à la sortie de Sospel.

C'est là qu'habite Pascale, «la maison à droite après les gendarmes», indique-t-elle à ses visiteurs. De la fenêtre de son salon, elle pourrait voir les contrôles. Elle pourrait, si elle n'avait pas fermé ses volets. Depuis six mois, cette gérante de chambres d'hôtes a occulté un pan de sa villa «pour ne pas être dérangée par les flashs des panneaux routiers et les portières qui claquent». Ce qui perturbe surtout cette quadragénaire, c'est la demande faite par le maire de la ville pour installer sur son terrain un préfabriqué afin d'abriter les gendarmes. «Combien de temps vont-ils rester ?» s'inquiète-t-elle. Juste avant notre visite, Pascale avait préparé un petit papier avec ses réflexions sur ce contrôle systématique et permanent depuis bientôt six mois : «Cette présence est désagréable et crée une oppression psychologique. On est au cœur d'un dispositif de sécurité et il y a une espèce de mystère. Si on était informé, il y aurait moins d'angoisse», lit-elle. Toujours est-il que les points de passage autorisés à l'intérieur du territoire national ont été prolongés jusqu'à juillet au moins.

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