L'automobile, miroir des mutations du XXe siècle

A la Fondation Cartier, les grands photographes nous embarquent dans des histoires de bagnoles improbables, drôles et tragiques.

Par Luc Desbenoit

Publié le 13 mai 2017 à 14h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 04h14

Rares sont les photographes qui ne s'intéressent pas à la voiture, de Lartigue à Andreas Gursky en passant par Brassaï, Doisneau, Eggleston ou Parr. Mais comment pourrait-il en être ­autrement ? Car nous sommes les ­enfants de l'automobile et de la photographie. Des êtres qui ont muté avec la révolution industrielle sans en avoir pleinement conscience. Dès que nous saisissons un volant, nous entrons dans la peau d'un centaure, et lorsque nous prenons un appareil photo nous sommes capables de voir et d'enregistrer des choses invisibles à l'oeil nu. Cette évidence sert de point de départ à la nouvelle exposition de la Fondation Cartier, concoctée par l'éditeur Xavier Barral et Philippe Séclier.

La photo, à toute allure

Conçues au début du XIXe siècle par un visionnaire, Nicéphore Niépce, ­auto et photo sont soeurs jumelles. Le Français est le premier à fixer une image de sa fenêtre à Saint-Loup-de-Varennes, et toujours le premier à imaginer un moteur à combustion ­interne, le pyréolophore, l'ancêtre le plus ­direct de nos véhicules.

Jacques Henri Lartigue, Une Delage au Grand Prix de l'Automobile Club de France, circuit de Dieppe, 26 juin 1912.

Jacques Henri Lartigue, Une Delage au Grand Prix de l'Automobile Club de France, circuit de Dieppe, 26 juin 1912. © Ministère de la Culture - France / AAJHL

Dès lors, traction mécanique et attraction ­visuelle vont grandir ensemble : le choix des images de l'exposition commence en 1900 au moment où elles prennent de l'assurance, en dépassant les 100 kilomètres heure pour l'une, et en parvenant à arrêter le mouvement au centième de seconde pour l'autre. Ce qui va changer la face du monde : la voiture modifie la perception de l'espace et du temps, et seule la photographie est capable de suivre son train d'enfer.

“Je laissais une trace à l'intention de ceux qui regarderaient l'image vingt ans plus tard”

L'une ne va jamais sans l'autre : « Ce sont les voitures qui datent les photos. Je savais qu'en photographiant une voiture dans les années 1960, je laissais une trace à l'intention de ceux qui regarderaient l'image vingt ans plus tard », se souvient Stephen Shore (né en 1947). Comme Robert Frank (né en Suisse en 1924) avant lui, et beaucoup d'autres après, Shore ne conçoit la photo qu'au volant d'une auto. C'est lui qui montre le mieux leur parenté directe en réalisant un portrait de l'Amérique du bord des routes, à travers les stations-services, les parkings vides, les highways qui s'étendent à perte de vue, les panneaux publicitaires, de taille gigantesque pour être ingurgités à grande vitesse, les croisements où poussent de hauts feux rouges à l'élégance de girafe. Il y a un avant et un après la voiture qui a remodelé le monde.

La photo garde en mémoire ces ­mutations. Rien ne lui échappe, c'est une faiseuse d'histoires. Elle raconte les plus atroces : pour un Argentin, la simple vue d'une Ford Falcon évoque aussitôt les enlèvements d'opposants, disparus, avalés par les coffres de ces berlines sous la dictature militaire (1976-1983). Les plus tendres : des premiers baisers dans le cocon de l'habitacle avec le reflet de ce couple qu'Elliott Erwitt (né en 1928) capte dans leur rétroviseur. Les plus drôles : les constats d'accidents du fantasque gendarme suisse Arnold Odermatt (né en 1925) qui transforme les tragédies en comédies, en humanisant les véhicules aux tôles froissées. Les plus nostalgiques : automobiles d'antan aux formes rondes, sensuelles, carrossées comme dans les contes de fées. Les plus futuristes enfin, avec ces images de voitures abandonnées et lentement digérées par une végétation vorace de Peter Lippmann (né en 1956). Si l'homme disparaît, la nature s'en ­fichera comme de sa première liane. L'exposition raconte tout ça, et bien plus encore.

Citroën Traction 7, 2012, Série Paradise Parking de Peter Lippman

Citroën Traction 7, 2012, Série Paradise Parking de Peter Lippman © Peter Lippman

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